talma 

Le masque re-présente la mort. La personne l’incarne et lui prète sa voix. Pour insister sur ce point, l’expérience hallucinatoire du grand Talma[1], cet acteur que les romantiques français ont adulé, me semble significative : « en regardant la salle tandis qu’il salue, il voit chacun des spectateurs avec une tête de mort »[2] !

Si j’emploie le terme expérience, c’est bien parce que cette vision est, en quelque sorte, volontaire et non subie : « Vous connaissez tous ce que Talma racontait, et ce qui faisait son jeu plein de terreur. Lorsqu’il entrait en scène, il tendait sa volonté, et ôtant les vêtements de son auditoire, il faisait que ses yeux substituaient à ces personnages vivants autant de squelettes. »[3] Gabriel Delanne, disciple du spirite Allan Kardec[4], utilisant cette anecdote pour illustrer sa thèse concernant l’immortalité de l’âme, nous permet d’en trouver l’origine : « Hyacinthe Langlois, artiste distingué, intime ami de Talma, a raconté au Dr Brierre de Boismont que ce grand acteur lui avait rapporté que, lorsqu’il était en scène, il avait le pouvoir, par la force de sa volonté, de faire disparaître les vêtements de son nombreux et brillant auditoire, et de substituer à ces personnages vivants, autant de squelettes. Lorsque son imagination avait ainsi rempli la salle de ces singuliers spectateurs, l’émotion qu’il en éprouvait donnait à son jeu une telle force, qu’il en résultait souvent les effets les plus saisissants. »[5] Cette phrase reprend, mot pour mot, celle d’Alexandre Brierre de Boismont – psychiatre qui fut l’un des protagonistes de la fameuse querelle concernant les hallucinations -, lequel ajoute en exergue de cette observation : « Cette faculté d’évoquer les ombres, d’en peupler la solitude, peut aller jusqu’à transformer les personnages présents en autant de fantômes. »[6]

Madame Talma confirme les hallucinations de son mari et raconte à ce propos ce qu’il lui avait un jour avoué : « Le croirais-tu ? quand je considère une femme, ses formes gracieuse, ses traits charmans (sic), je cherche à voir ce que serait le squelette de cette jolie créature : je le découvre sous la chair ; mes yeux et mon esprit ont pris cette habitude, et, malgré mes efforts, je la vois toujours ainsi. »[7] Le regard de Talma dépouille l’humain de toutes ses vanités jusqu’à la plus essentielle. Une telle remontrance n’est pas sans nous rappeler certaines allégories… La provenance de l’anecdote que Brierre de Boismont rapporte dans son livre est particulièrement intéressante quant à la signification réelle des hallucinations du tragédien : « Hyacinthe Langlois, artiste distingué de la ville de Rouen, intimement lié avec Talma », était un spécialiste réputé de l’art du moyen-âge – c’est d’ailleurs à lui que l’on doit l’expression « gothique flamboyant ». Langlois avait une fascination[8] pour les Danses Macabres sur lesquelles il écrivit une monographie : Essai historique, philosophique et pittoresque sur les danses des morts[9].

Dans cet ouvrage, Langlois parvient à nous convaincre que, selon toute vraisemblance, ces danses ne se réduisaient pas à la représentation picturale que l’on connaît[10] mais qu’elles furent avant tout de « funèbres représentations théâtrales » : « il est incontestable » affirme-t-il, « que les Danses Macabres furent mises en action vivante »[11].  Ce détours vers le moyen-âge et ses visions macabres, semblait nous éloigner du théâtre : voici qu’il nous y ramène. Une note marginale, dont j’ignore si elle fut écrite par Langlois lui-même ou ajoutée par l’éditeur, indique que Talma a utilisé comme modèle pour ses costumes de scènes des dessins reproduisants les personnages d’une danse macabre : « Ces dessins avaient été faits pour le célèbre tragédien Talma, qui s’en servait dans le choix de ses costumes »[12]. Ainsi, le sens des hallucinations de Talma est, en quelque sorte, un retour aux sources médiévales du théâtre, un retour à l’imprégnation mystique de ce théâtre, à sa portée eschatologique et à sa fonction catharsique[12bis] qui nécessite, comme l’écrit si bien Langlois, « de faire danser la Mort avec la Vie. »[13]

danse macabre

Il faut se souvenir que Talma est à l’origine d’un bouleversement scénographique dont le théâtre lui est encore redevable[14] : c’est lui qui impose sur scène, non pas la vraisemblance (car ce mot est, au théâtre, déjà lourd de malentendu), mais un réel souci de cette vérité grâce à laquelle, comme l’écrit Dumas, « il construisait un monde, il rebâtissait une époque »[15]. Pour ce faire Talma employa les costumes correspondant à la pièce jouée[16] (époque et rôle), insista sur le réalisme du décors, et répudia la déclamation[17] pour permettre le travail de la diction et le jeu des sentiments par l’introspection de l’acteur sur lui-même[18].

Selon Dumas, « il était impossible d’être plus beau de la vraie beauté d’un acteur, c’est-à-dire de cette beauté qui n’a rien de personnel à l’homme, mais qui change selon le héros qu’il est appelé à représenter » : Talma « avait une voix, un regard, des gestes pour chaque personnage »[19]  ! Une incroyable confusion temporelle s’opère, une osmose : « L’abdication de Sylla rappelait l’abdication de l’empereur ; la tête de Talma, le masque de Napoléon.» L’effet de cette incarnation est saisissant : « Quand je vis Talma entrer en scène, je jetai un cri de surprise. Oh ! oui, c’était bien le masque sombre [de Napoléon]».

Si donc la vérité est sur scène, où se trouve le mensonge ? Si Napoléon est là, bien vivant, où se trouve la mort ? Que sont les spectateurs s’il n’y pas de spectacle ? Qui regarde qui ? Talma – indissociable incarnation d’ombres multiples – regarde le parterre dont tous les yeux se concentre sur lui… et que voit-il ? Les spectateurs dépouillés de leur chair, têtes de morts à l’orbite vide dont le regard se perd dans l’éternité. Condamné à incarner la mort, Talma accède pour de bon au « squelette des apparences » dont parle Musset, c’est-à-dire à la vérité du devenir de chacun.

Sur le seuil de la mort, Talma pense encore à ce que son corps décharné lui permettrait de jouer : « Ainsi, dans cette maladie qui avait fait de lui un mourant, dans cet amaigrissement qui avait fait de lui un squelette, Talma ne voyait pour lui qu’un moyen de faire faire un pas de plus à l’art du comédien, en confondant cette fois la vérité factice avec la vérité réelle. »[20] « Depuis ce jour, je compris ce que c’était que l’art, l’art détaché de toutes les préoccupations matérielles ; l’art, ange immortel planant les yeux tournés vers l’avenir, au dessus de la couche funèbre d’un mourant. »

 


[1] François-Joseph Talma (1763-1826)

[2] « En réalité Talma, depuis deux ans déjà, souffre de dépression. Il est endetté et pris d’étranges hallucinations : par exemple, en regardant la salle tandis qu’il salue, il voit chacun des spectateurs avec une tête de mort. Les squelettes, pour lui, remplaçent les êtres de chair dans une macabre vision. » Micheline Boudet, Mlle Mars, l’inimitable, 18 ; Librairie Académique Perrin, 1987 – je cite ce livre afin de restituer la manière progressive avec laquelle j’ai découvert cette anecdocte

[3] les frères Goncourt, Un Visionnaire, in Une Voiture de masques.

[4] Allan Kardec (1804 – 1869) – instituteur, auteur de nombreux ouvrages scolaires et adepte des réformes pédagogiques de Johann Heinrich Pestalozzi  (1746-1827), devient pour un temps directeur du théâtre des Folies-Marigny,  s’intéresse aux tables tournantes en 1854, date à partir de laquelle il élabore sa doctrine : le spiritisme.  Livre des Esprits, contenant les principes de la doctrine spirite. Sur la nature des êtres du monde incorporel, leurs manifestations et leurs rapports avec les hommes, les lois morales, la vie présente, la vie future et l’avenir de l’humanité. Écrit sous la dictée et publié par l’ordre des esprits supérieurs, par Allan Kardec (1857) – Qu’est-ce que le spiritisme  (1859)

[5] Gabriel Delanne (1857-1926), l’âme est immortelle.

[6] Alexandre Brierre de Boismont, Hallucinations, ou histoire raisonnée des apparitions, des visions, des songes, de l’extase… 2ième édition, 1852

[7] études sur l’art théâtral, suivies d’anecdotes inédites sur Talma – par Madame Veuve Talma, à Paris chez Henri Feret, Libraire – 1836. p.301

[8] on trouve, au chapitre VII du premier tome de son livre, une rapide note autobiographique qui pourrait expliquer cette fascination : «  Dans un âge encore bien tendre, il m’arriva de passer une fois, en croupe derrière mon vénérable père, près d’un gibet peuplé d’haies nombreux, anciens et nouveaux. La nuit s’approchait ; les vents mugissaient autour de nous, et les fourches patibulaires s’enlevaient en noir sur la partie de l’horizon encore légèrement teintée des lueurs du couchant ; vainement alors mon père passait, a dessein, au grand trot de son cheval ; car, bien que fugitivement aperçu, l’horrible spectacle de ces cadavres violemment agités dans tous les sens, et que semblait ranimer le souffle de la tempête, fit sur ma jeune imagination une impression profonde dont les traces subsistèrent encore bien longtemps après. Ce tableau de la mort, joint à la mobilité de la vie , eut seul suffi pour inspirer l’idée de la Danse Macabre. J’en ai produit, plus tard , quelques souvenirs un peu brodés, dans des dessins qui ne feraient pas fortune dans le boudoir d’une petite maîtresse. » ib.,  I, VII, p.165 [il y a une coquille : la page en question est numéroté 565]

[9] Eustache Hyacinthe Langlois (1777-1837) – Essai historique, philosophique et pittoresque sur les danses des morts, ouvrage complété et publié par M. André Pottier, Conservateur de la bibliothèque de Rouen, et M. Alfred Baudry –  Rouen, A. Lebrument,  Libraire – 1852 (posthume).

[10] « Il nous semble en effet que, jusqu’à présent, les antiquaires, les artistes, les bibliographes et en général les curieux ne se sont guère occupés des Danses Macabres que sous le rapport des arts du dessin, sans les envisager comme d’antiques actions mimiques qui, considérées sous le point de vue théâtral, offrent le plus haut degré d’intérêt. » ib. Tome I , chap. VI p 118

[11] ib. Tome I , chap. VI, p.142 

[12] ib., Tome I,  note p.207

[12bis] catharsique ou carthartique – si l’on trouve les deux formes, la deuxième semble néanmoins plus fréquente… quelque soit la manière avec laquelle on l’écrit, il est toujours question de la fameuse catharsis d’Aristote : « Nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l’âme hors d’elle-même, remises d’aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation. C’est à ce même traitement dès lors que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d’une façon générale, sont sous l’empire d’une émotion quelconque pour autant qu’il y a en chacun d’eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation et un allégement accompagné de plaisir. Or, c’est de la même façon aussi que les mélodies purgatrices procurent à l’homme une joie inoffensive. » – L’helléniste Jacob Bernays, oncle de la femme de Freud, soutient une interprétation médicale du terme… – lire : Les Ambiguités de la Catharsis, in Masques, théâtre et modalités de la représentation, 2004.

[13] ib.,  I, VII, p.165 [il y a une coquille : la page en question est numéroté 565]

[14] ce bouleversement avait déjà été initié au milieu du XVIIIème siècle par Mlle Clairon, actrice dont Diderot parle dans son Paradoxe sur le comédien. « N’oublie pas que la pensée doit projeter sur le visage toutes les nuances et les degrés d’un sentiment, qu’elle guide le geste ou l’attitude [...], qu’enfin la parole suffit comme un écho, un prolongement de la pensée. » Le visage devient le lieu privilégié de l’expression du sentiment : l’intérieur se donne à voir……. « Condamne-toi à vivre avec les personnages que tu incarneras. » on verra à quel point cet ordre fut suivi par certain…..

[15] « Voilà ce qu’il y avait d’admirable chez Talma, c’est que, dans sa personnalité, toujours celle du héros qu’il était appelé à représenter, il construisait un monde, il rebâtissait une époque. » Alexandre Dumas, Mes Mémoires, LXXII.

[16] « COSTUME. Talma  peut être considéré comme le créateur du costume tragique. Avant lui, les contre-sens les plus absurdes, les plus ridicules anachronismes, étaient fréquens dans cette partie si essentielle de l’art théâtrale : beaucoup de vieilles habitudes restent encore à réformer. » Dictionnaire Théâtral, ou Douze cent trente-trois Vérités, 1824

[17] « En effet, déclamer, c’est parler avec emphase ; donc l’art de la déclamation est l’art de parler comme on ne parle pas. » (François Joseph Talma, Mémoires de Lekain, précédés de Réflexions sur cet acteur, et sur l’art théâtral, p. vj, note (1), 1825) –  « Si la fidèlité du costume est aujourd’hui rigoureusement observée, si une simplicité noble a été introduite dans la déclamation à la place d’une mélopée ridiculement solennelle, c’est aux études et aux exemples de Talma que nous sommes redevables de ces deux puissans ressorts de l’illusion théâtrale. » Dictionnaire Théâtral, ou Douze cent trente-trois Vérités, p.285, 1824

[18] «À peine oserai-je dire que moi-même, dans une circonstance de ma vie où j’éprouvai un chagrin profond, la passion du théâtre était telle en moi qu’accablé d’une douleur bien réelle, au milieu des larmes que je versais, je fis malgré moi une observation rapide et fugitive sur l’altération de ma voix et sur une certaine vibration spasmodique qu’elle contractait dans les pleurs: et je le dis non sans honte, je pensai machinalement à m’en servir au besoin.» (François Joseph Talma, Mémoires de Lekain, précédés de Réflexions sur cet acteur, et sur l’art théâtral, p. lxiv, 1825)

[19] « Qui n’a pas vu Talma ne saurait se figurer ce que c’était que Talma ; c’était la réunion de trois suprêmes qualités, que je n’ai jamais trouvé dans un même homme : la simplicité, la force et la poésie ; il était impossible d’être plus beau de la vraie beauté d’un acteur, c’est-à-dire de cette beauté qui n’a rien de personnel à l’homme, mais qui change selon le héros qu’il est appelé à représenter ; il est impossible, dis-je, d’être plus beau de cette beauté-là que ne l’était Talma. Mélancolique dans Oreste, terrible dans Néron, hideux dans Glocester, il avait une voix, un regard, des gestes pour chaque personnage. » Alexandre Dumas, Mes Mémoires, LXVI

[20] Alexandre Dumas, Mémoires de J.-F Talma, écrit par lui-même, et recueillis et mis en ordre sur les papiers de la famille par Alexandre Dumas, Un mot, p.24-25, Paris, 1850, Hippolyte Souverain éditeur.

 

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