Charles Nodier écrit ceci : « La comédie ancienne conserva le masque, et fit bien ; car le masque est le secret de sa puissance, comme je le démontrerai bientôt. »[0] Chose qu’il ne fait évidemment pas. Contrairement à lui, voulant juste étendre la portée de son affirmation, je me garde bien de promettre une quelconque démonstration : le masque est le secret de la puissance de l’être dans sa relation avec l’autre.
Prosopon, c’est littéralement ce qui se présente (pros) à la vue (ôps), c’est-à-dire le visage et par extension la personne elle-même – et ce dernier mot n’est d’ailleurs pas sans rapport, nous le verrons bientôt, avec ce dont il est question. Prosopon, c’est encore et surtout, le masque de l’acteur – de l’hypocrite qui sort et se distingue du chœur pour opposer à ses chants univoques une voix singulière par le truchement de laquelle un destin particulier prend forme. L’acteur vient incarner, donner corps, au destin d’un personnage auquel il prète sa voix à travers un masque.
Le pouvoir du prosopon, c’est donc de nier le temps et l’espace – puisque, en faisant parler les morts, les absents, les choses inertes ou inexistantes, il re-présente ici ce qui n’y est pas : le pouvoir du prosopon, c’est évidemment la prosopopée[1] ! Ça parle…
(sur ce point, je ne peux m’empêcher d’évoquer le délire des tables tournantes de Jersey par le grincement desquelles non seulement les plus illustres esprits se manifestèrent à Hugo, mais encore des animaux et des abstractions se mirent à parler. Comme l’indique André Maurois[2], il est significatif que Victor Hugo « n’insérera dans son œuvre aucune des pièces dictées par lui aux esprits ».)
Ça parle… Mais qui parle ? Personne !
En latin, le masque de l’acteur se nomme persōna – c’est-à-dire ce à travers quoi le son de la voix résonne et se fait entendre. C’est du moins l’étymologie que l’on retient encore aujourd’hui et qui joue de la ressemblance fortuite de ce mot avec le verbe persŏnare – sonner au travers – comme l’explique l’article Personne de l’Encyclopédie[3]. Or, malgré l’ancienneté de cette étymologie, il semblerait – Littré en faisait d’ailleurs déjà la remarque[4] – qu’il soit « impossible que persona dérive de personare »[5].
Le mot aurait en fait une origine étrusque, de telle sorte que : « aujourd’hui, on préfère plutôt enraciner le masque dans la figure du dieu étrusque Phersu, démon infernal apparenté à Perséphone, la souveraine des morts, et à Persée, tous les deux détenteurs du grand masque d’épouvante antique, la tête de Gorgone que le déesse Athéna portait en effigie sur son bouclier »[6].
[Persée... Perséphone...]
Une fois encore, la mort se met à parler : au travers la persōna retenti la prosopopée de ce qui n’est plus, de ce qui n’est pas… voix d’outre-tombe qui provoque l’effroi de celui qui l’entend. Voix qui, pour reprendre les termes d’Aristote, « suscitant pitié et crainte, opère la catharsis (purgation ou purification) propre à pareilles émotions »[7]. Voici donc le masque, et à travers lui, la mort, c’est-à-dire l’effroi dont on cherche à se purifier : voici enfin, par cette catharsis, la personne.
(Le premier esprit à venir se manifester auprès de Victor Hugo fut celui de Léopoldine, sa fille morte noyée dont il venait tout juste de fêter le dixième anniversaire de sa disparition[8].)
« D’une simple mascarade au masque, d’un personnage à une personne, à un nom, à un individu, de celui-ci à un être d’une valeur métaphysique et morale, d’une conscience morale à un être sacré, de celui-ci à une forme fondamentale de la pensée et de l’action, le parcours est accompli » expliquait le sociologue Marcel Mauss, avant de conclure par cette question : « Qui sait même si cette « catégorie » que tous ici nous croyons fondée sera toujours reconnue comme telle ? »[9]
[0] Charles Nodier, Les Marionnettes, I, V – « La marionnette n’a de vie et de mouvement que celui qu’elle tire de l’action. Elle s’anime sous le récit, c’est comme une ombre qu’on ressuscite en lui racontant tout ce qu’elle a fait et qui peu à peu de souvenir devient présence. Ce n’est pas un acteur qui parle, c’est une parole qui agit. » Paul CLAUDEL, lettre au professeur MIYAJIMA
[1] « La prosopopée est une figure noble, véhémente et hardie. C’est elle qui donne une âme et des sentiments aux êtres insensibles, qui rappelle les morts du tombeau pour toucher ou instruire les vivants, qui anime toute la nature d’une éloquence imposante et sublime, qui rend présents les objets absents ou éloignés, qui rend sensible la communication de l’homme avec les esprits, avec la Divinité même. » Gabriel-Henri Gaillard, Rhétorique françoise à l’usage des jeunes demoiselles, De la prosopopée, p.360, 1787 – « Son nom vient du grec prosôpopoiia, formé de prosôpon (personne), et poiéô (je suppose), parce qu’en effet la prosopopée a en quelque sorte le pouvoir de faire une personne de ce qui n’en est pas une. Elle fait agir ou parler, en leur prêtant du sentiment, tous les êtres, quels qu’ils soient, soit animés, soit inanimés, absents ou présents, réels ou imaginaires. Magicienne puissante, à sa voix, les tombeaux s’ouvrent, et les morts évoqués se dressent du fond de leur cercueil, et font entendre aux vivants d’instructives et solennelles paroles. » Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Tome XLV, p.319, 1838 – « La prosopopée (substantif féminin), du grec prosôpon (« la personne ») et poiô (« je fabrique ») est une figure de style qui consiste parfois à faire parler un mort, un animal, une chose personnifiée, une abstraction. » Wikipedia.
[2] « Tout un peuple d’esprits répondait : Molière, Shakespeare, Anacréon, Dante, Racine, Marat, Charlotte Corday, Latude, Mahomet, Jésus-Christ, Platon, Isaie…. Puis des animaux : le lion d’Androclès, la colombe de l’Arche, l’ânesse de Balaam…. Des spectres anonymes : l’Ombre du Sépulcre, la Dame Blanche…. Des abstractions : le Roman, le Drame, la Critique, l’Idée. Fantômes pour homme de lettres. Beaucoup parlaient en vers et, chose bizarre, en vers qui semblaient tous écrits par Victor Hugo. [...] L’étonnant est que le poète ne voit pas que tout cela vient de lui. Il n’insérera dans son œuvre aucune des pièces dictées par lui aux esprit. [...] Victor Hugo prenait les révélations de la table terriblement au sérieux et, inconscient du dédoublement, éprouvait une angoisse frémissante à découvrir que les esprits parlaient sa langue et confirmaient sa philosophie. » André Maurois, Olympio ou la vie de Victor Hugo, 8ème partie, III ; 1954
[3] « Le mot latin persona signifie proprement le masque que prenoit un acteur, selon le rôle dont il étoit charge dans une piece de theatre; & ce nom est dérive de sonare, rendre du son, & de la particule ampliative per, d’où personare, rendre un son éclatant: Bassius, dans Aulu-Gelle, nous apprend que le masque étoit construit de maniere que toute la téte en étoit enveloppée, & qu’il n’y avoit d’ouverture que celle qui étoit nécessaire à l’émission de la voix; qu’en conséquence tout l’effort de l’organe se portant vers cette issue, les sons en étoient plus clairs & plus résonnans: ainsi l’on peut dire que sans masque, vox sonabat, mais qu’avec le masque, vox personabat; & de-là le nom de persona donné à l’instrument qui facilitoit le retentissement de la voix, & qui n’avoit peut-être été inventé qu’à cette fin, à cause de la vaste étendue des lieux où l’on representoit les pieces dramatiques. Le même nom de persona fut employé ensuite pour exprimer le rôle même dont l’auteur étoit chargé; & c’est une métonymie du signe pour la chose signifiée, parce que la face du masque étoit adaptée à l’âge & au caractere de celui qui étoit censé parler, & que quelquefois c’étoit son portrait même: ainsi le masque étoit un signe non-équivoque du rôle. » Diderot et d’ Alembert, Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, Personne, Tome XII, p 431
[4] « du lat. Persona (o long), proprement masque de théâtre, qui, jusqu’à preuve meilleure, ne paraît pas venir de personare, où l’o est bref. » Émile Littré, Dictionnaire de la langue française (1872-1877)
[5] « Selon l’étymologie traditionnelle, «personne» vient du latin persona , terme lui-même dérivé du verbe personare , qui veut dire «résonner», «retentir», et désigne le masque de théâtre, le masque équipé d’un dispositif spécial pour servir de porte-voix.
Cette étymologie est généralement attribuée à Boèce (VIe s.). En réalité, elle est déjà attestée chez Aulu-Gelle, IIe siècle. Mais elle est fausse. Pour des raisons d’accentuation (la deuxième syllabe de persona est longue, la deuxième syllabe de personare est brève), il est impossible que persona dérive de personare . Au reste, on a découvert un mot étrusque, phersu , qui pourrait être l’amorce d’un persuna , changé bientôt en persona , et qui semble signifier masque. Cette explication, même probable, reste cependant discutée.
Ce qui est sûr, c’est qu’une fois formé, le terme persona a été perçu plus ou moins comme un calembour du verbe personare , bien que leurs origines diffèrent, bien que la phonétique elle-même, en raison de la divergence d’accents, n’ait pu favoriser de tous points leur rapprochement. Persona signifiait «masque», sans plus; mais en le prononçant, un Latin entendait (à peu près) un groupe de syllabes qui signifiait «sonorité», «résonance». Comme, de surcroît, le masque était, du moins à certaines époques, un résonateur, un amplificateur, persona apparaissait comme un terme imagé, descriptif, et même expressif.
Persona , qui était le masque de scène, est devenu peu à peu le porteur de masque, l’acteur, puis le personnage joué par l’acteur, le rôle. Du théâtre, des choses du théâtre, il est passé aux choses de la vie, c’est-à-dire au rôle social joué par le personnage social. » (Encyclopædia Universalis, Personne)
[6] Masque, Encyclopédie des symboles, édition française établie sous la direction de Michel Cazenave, La Pochothèque, Le livre de poche, 1996. – « En réalité, le mot ne semble même pas de bonne souche latine ; on le croit d’origine étrusque, comme d’autres noms en na (Porsenna, Caecina, etc.). MM. Meillet et Renout (Dictionnaire Etymologique) le comparent à un mot mal transmit farsu [...]. Toujours est-il que matériellement même l’institution des masques, et en particulier des masques d’ancêtres semble avoir eu pour foyer principal l’Étrurie. Les Étrusques avaient une civilisation à masques. » Marcel Mauss, Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de « moi », IV, La « Personna », 1938, in Sociologie et anthropologie, PUF – lire : Denise Emmanuel-Rebuffat, Le jeu du Phersu à Tarquinia : nouvelle interprétation, 1983.
[7] « La tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la catharsis (purgation ou purification) propre à pareilles émotions » (di’e'leon kai fobon perainousa tcn tyn toioutyn pajcatyn kajarsin). Aristote, Poétique
[8] Tandis que Victor Hugo était avec sa maîtresse Juliette Drouet, Léopoldine se noie dans la Seine avec son mari qui tentait de la sauver, le lundi 4 septembre 1843 à Villequier. Le 6 septembre 1853, dix ans, quasiment jour pour jour, après ce drame, Delphine de Girardin rend visite à Victor Hugo à Jersey où elle introduit la manie des tables tournantes. « Pendant deux années, les expériences de Marine Terrace continuèrent. Puis, en 1855, la folie soudaine d’un des participant, Jules Allix, jeta la panique dans le groupe des spirites. » On laissa définitivement les tables tranquilles.- Jules Allix fut l’un des protagonistes d’une curieuse affaire, celle des « escargots sympathiques, qui, pendant tout le mois d’octobre 1850, ont intrigué les Parisiens de la manière la plus bizarre. » (Louis Figuier, Histoire du Merveilleux dans les Temps Modernes, Hachette, 1861) C’est lui qui annonca « la découverte d’un nouveau système de communication de la pensée , par suite duquel tous les hommes vont pouvoir correspondre instantanément entre eux, à quelque distance qu’ils soient placés les uns des autres [...] à l’aide seulement d’une machine essentiellement portative, que les inventeurs nomment boussole pasilalinique sympathique » principalement constitué d’escargot !
[9] Marcel Mauss, Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de « moi », 1938, in Sociologie et anthropologie, PUF
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