javertComme l’écrit Victor Hugo dans les pages mêmes des Misérables, « Javert était un symbole »[1] : « autorité publique personnifiée », ce personnage concentre en lui toutes les qualités de ce qu’il représente (lesquelles, à un tel point de pureté, se transforment inévitablement en défauts). « Cet homme était composé de deux sentiments très simples, et relativement très bons mais qu’il faisait presque mauvais à force de les exagérer : le respect de l’autorité, la haine de la rébellion »[2]

L’univers de Javert est ordonné par le chiffre deux qui le scinde, et dans lequel les principes de non-contradiction et d’exclusion du tiers sont appliqués strictement de telle sorte que l’on ne peut appartenir qu’à l’une ou l’autre classe (tandis que le nom même de Jean Valjean porte en lui sa duplicité). « Il remarqua que la société maintient irrémissiblement en dehors d’elle deux classes d’hommes, ceux qui l’attaquent et ceux qui la gardent ; il n’avait de choix qu’entre ces deux classes »[3] Javert avait fait son choix : « Toute sa vie tenait dans ces deux mots : veiller et surveiller[4]Il avait introduit la ligne droite dans ce qu’il y a de plus tortueux au monde » En insistant à plusieurs reprises sur cette vision binaire du monde par laquelle tout est mis à plat, Hugo révèle la géométrie euclidienne de la perception autoritaire de l’être.

Pour Javert « l’autorité était une chose plane » : « Jusqu’ici tout ce qu’il avait au-dessus de lui avait été pour son regard une surface nette, simple, limpide ; là rien d’ignoré, ni d’obscur ; rien qui ne fût défini, coordonné, enchaîné, précis, exact, circonscrit, limité, fermé ; tout prévu ; l’autorité était une chose plane ; aucune chute en elle, aucun vertige devant elle.  Javert n’avait jamais vu de l’inconnu qu’en bas.  L’irrégulier, l’inattendu, l’ouverture désordonnée du chaos, le glissement possible dans un précipice, c’était là le fait des régions inférieures, des rebelles, des mauvais, des misérables.  Maintenant Javert se renversait en arrière, et il était brusquement effaré par cette apparition inouïe : un gouffre en haut. »[5]

Happé par une dimension nouvelle à quoi tout son être s’ouvre brusquement, Javert finira par se suicider… « Depuis quelques heures Javert avait cessé d’être simple. Il était troublé ; ce cerveau, si limpide dans sa cécité, avait perdu sa transparence ; il avait un nuage dans le cristal. Javert sentait dans sa conscience le devoir se dédoubler, et il ne pouvait se le dissimuler. »[6] « Il voyait devant lui deux routes également droites toutes deux, mais il en voyait deux ; et cela le terrifiait, lui qui n’avait jamais connu dans sa vie qu’une ligne droite. Et, angoisse poignante, ces deux routes étaient contraires. L’une de ces deux lignes droites excluait l’autre. Laquelle des deux était la vraie ? »[7] « Tous les axiomes qui avaient été les points d’appui de toutes sa vie s’écroulaient devant cet homme. » « Ce qui se passait dans Javert, c’était le Fampoux[8] d’une conscience rectiligne, la mise hors de voie d’une âme, l’écrasement d’une probité irrésistiblement lancée en ligne droite et se brisant à Dieu. Certes, cela était étrange, que le chauffeur de l’ordre, que le mécanicien de l’autorité, monté sur l’aveugle cheval de fer à voie rigide, puisse être désarçonné par un coup de lumière! que l’incommutable, le direct, le correct, le géométrique, le passif, le parfait, puisse fléchir ! qu’il y ait pour la locomotive un chemin de Damas ! » Bref, Javert déraille… telle est bien l’image, aujourd’hui populaire, que Victor Hugo initie dans le chapitre qui s’intitule d’ailleurs « Javert déraillé ».

 La volonté de réduction des dimensions de l’être à un plan, sa simplification à des fins évidentes de soumission, fut curieusement mise en exergue lors de la fameuse polémique contre les chemins de fer initiée par le génial (ou fou) Hoëné Wronski[9] et reprise par le fouriériste Victor Considérant[10] (1808 – 1893).

Ce que ces deux hommes ont entrevues – alors même que le réseau ferroviaire commençait à peine de s’étendre sur le territoire français[11]  – c’est la barbarie[12] induite par l’utilisation de ce procédé qui « mettrait l’Humanité [...] dans la nécessité de combattre sur toute la Terre l’œuvre de la Nature » et « de lutter enfin, en système général, contre les conditions naturelles du sol de sa planète [...] et de les remplacer universellement par des conditions opposées. »[13]. Ce combat universelle contre la Nature aboutie à la vision simplifiée du territoire – vision éminemment politique – semblable à celle qu’avait eût De Cormontaingne[14] concernant le réseau de fortifications, c’est-à-dire selon un plan, sans accidents, qui circulairement irradie la puissance de son centre vers la circonférence de ses frontières… « Or, ce simplisme a conduit, ainsi que cela devait être, à un résultat complètement barbare, celui de l’Aplanissement toujours de plus en plus forcé de la voie. »[15]

Tel est aussi, d’après Hugo, le résultat complètement barbare à quoi abouti le caractère tranché et autoritaire de la société dont Javert est le symbole : l’Aplanissement toujours de plus en plus forcé de l’être !

 


[1] Victor Hugo, Les Misérables, I, V, V – Vagues éclairs à l’horizon

[2] Ib.

[3] Ib.

[4] On est pas très loin du titre que Michel Foucaut donna à son livre : Surveiller et Punir… tels sont bien les deux dimensions du caractère de Javert.

[5] V H, Les Misérables, V , IV, I - Javert Déraillé

[6] Ib.

[7] Ib..

[8] Fampoux, commune du Pas de Calais où, le 8 juillet 1846, peu de temps après l’inauguration de la ligne, un train dérailla provoquant la mort de 14 personnes ainsi que de nombreux blessés. « [...] la catastrophe de Fampoux est venue effrayer la France entière. Un homme s’est distingué dans ce désastre : c’est Benoît Hocq, l’un des conducteurs du convoi , qui s’est précipité sur les wagons submergés pour en arracher les voyageurs. Ceux qu’il a pu sauver se sont empressés d’attester sa belle conduite, que la voix publique nous avait déjà fait connaître; et en votant pour ce conducteur une médaille de 1,ooo francs, nous nous sommes associés à leur reconnaissance. » Discours de M. Viennet in Recueil des Discours, rapports et pièces diverses lus dans les scéances publiques et particulières de l’Académie Française, Firmin Didot Frères, 1850. – « Le 8 juillet 1846, il tomba dans les marais de Fampoux avec le convoi de chemin de fer ; presque asphyxié, il parvint à briser une glace et à sortir du compartiment où il se trouvait. Parvenu à la surface, il fut accueilli par un bateau : il était presque sans connaissace ; dès qu’il reprit ses sens, il s’empressa de porter des secours aux autres victimes de la catastrophe. » LESTIBOUDOIS (Thémistocle), Nouvelle Biographie générale depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, sous la direction de M. le Dr Hoefer, 1859 – « 56О. Accident de Fampoux. – Le 9 juillet 1846, sur le chemin de fer du Nord, vingt-huit voitures, wagons ou trucks, portant des diligences ou voitures particulières, furent précipitées du viaduc de Fampoux dans un marais situé au-dessous, à 7 mèt. de profondeur. Il y eut 14 morts, 5 voyageurs grièvement blessés et 20 autres seulement contusionnés. La cause fut évoquée devant la cour royale de Douai, qui la renvoya devant le tribunal de police correctionnelle. Là aussi, malgré une longue et laborieuse information, la poursuite n’avait abouti qu’au renvoi de l’ingénieur et des gardes-freins; le tribunal n’avait reconnu aucune faute positive qui put être imputée à l’un d’eux. – Cependant, sur l’appel du procureur général, la chambre des appels de police correctionnelle en a jugé autrement. Elle a vu, de la part de l’ingénieur qui dirigeait le mouvement, deux fautes : l’une, d’avoir attelé deux locomotives et commandé une vitesse excessive de 39 à 40 kilomètres à l’heure, pour un convoi de 28 voitures, qui exigeait des précautions extraordinaires; l’autre d’avoir désobéi à un arrêté préfectoral du 11 mai 1846, qui interdisait une vitesse de plus de 24 kilomètres à l’heure pour un train attelé de deux locomotives; cet arrêté, étant une mesure locale et d’urgence, ne pouvait être enfreint sans faire encourir les peines portées par l’art. 19 de la loi du 15 juill. 1845, en cas d’accident. Le mécanicien a été déclaré coupable d’avoir occasionné aussi, par la vitesse excessive imprimée au convoi, non pas le déraillement, mais la précipitation des voitures dans le marais. Ils ont été condamnés l’un et l’autre à la peine d’emprisonnement et à des amendes (Douai, 26 déc. 1846, M. Cotelle, p. 258). » Armand Dalloz, Jurisprudence Générale, 1864, p.968

[9] Qualifié de mathématicien illuminé par Balzac, Hoëné Wronski (1776- 1853) servi dans l’armée polonaise puis, après avoir été fait prisonnier, dans l’armée russe… après un séjour en Allemagne, il émigre en France en 1800.

En 1810, il épouse Victoire Henriette Sarrazin de Mountferrier, soeur du mathématicien Alexandre Mountferrier

invente les « RAILS MOBILES, ou chemins de fer mouvants »

En 1818, Pierre-Georges Arson, l’assigne en justice pour escroquerie…

Pierre-Georges Arson, Document pour l’histoire des grands fourbes qui ont figuré sur la terre, ou Mémoire d’Arson (de l’Isle de Vaucluse) contre Hoëné Wronski, auteur de divers ouvrages sur les mathématiques, Paris, Didot, 1817-1818, p. 27)

Loi Téléologique du Hasard
Introdution à la Philosophie des Mathématiques
Secret politique de Napoléon, comme base de l’avenir moral du monde

[10]

[11] premier essai en 1827 par Marc Seguin sur une ligne allant de Andrézieux à Saint-Etienne, achèvement de la ligne Lyon Saint-Etienne en 1832, ligne Paris Saint-Germain en 1837

[12] Ce mot se retrouve aussi bien chez Victor Considérant que chez Hoëne Wronski qui l’emploi dans le titre de son ouvrage : Pétition aux deux Chambres législatives de France sur  la barbarie des chemins de fer et sur la réforme scientifique de la locomotion, Paris, juin 1838

[13] Victor Considérant, Déraison et dangers de l’engouement pour les chemins en fer, Paris, 1838. cité par Walter Benjamin, 9a, 2

[14] De Cormontaingne, Architecture militaire, 1732 – « L’Etat théorique est sans accidents naturels, sans rivières, ni montagnes, il est supposé de forme circulaire avec, au centre, la capitale. C’est une construction géométrique euclidienne. [...] la zone zone frontière est nommée par De Cormontaingne la circonférence. » Henry Bakis, Les réseaux, Que Sais-je n°2801

[15] Victor Considérant, Déraison et dangers de l’engouement pour les chemins en fer, Paris, 1838.

 

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