dumas Le critique littéraire Gustave Planche écrit, dans la préface aux œuvres d’Alfred de Vigny, cette pertinente remarque selon laquelle « dans tous les romans publiés en Europe depuis 1813, où les personnages historiques jouent un rôle important, il y a toujours sur le premier ou le second plan un acteur d’invention , qui relie ensemble , par sa présence et ses aventures, des événemens souvent fort éloignés l’un de l’autre, sorte de médiateur plastique [...] entre la réalité et la fantaisie ; démon de la fable , qui se plie à tous les caprices de l’auteur , qui va d’un camp à l’autre, de la chaumière au palais, qui plane sur tous les points de l’action, comme le spectateur placé au centre d’un panorama. »[1]

Alexandre Dumas confirma par ailleurs cette analyse, tout en laissant entrevoir le projet – pour ne pas dire l’obsession – des écrivains de cette époque : « La porte s’ouvrit et donna passage à dame Grivette. Cette femme, que nous n’avons pas pris le temps d’esquisser parce que sa figure était de celles que le peintre relègue au dernier plan tant qu’il n’a pas besoin d’elles; cette femme s’avance maintenant dans le tableau mouvant de cette histoire, et demande à prendre sa place dans l’immense panorama que nous avons entrepris de dérouler aux yeux de nos lecteurs; panorama dans lequel nous encadrerions, si notre génie égalait notre volonté, depuis le mendiant jusqu’au roi, depuis Galiban jusqu’à Ariel, depuis Ariel jusqu’à Dieu. »[2]

Le dispositif du roman Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas est tout à fait semblable à celui d’un panorama – lequel, rappelons-le, transporte d’emblée « le spectateur au centre même de l’action représentée »[3]. Et ceci, non seulement en raison du tableau historique dans l’illusion duquel l’auteur nous invite à évoluer, mais surtout à cause de la singulière manière avec laquelle nous y sommes introduit. En effet, la Préface – qui constitue déjà, sans que le lecteur ne s’en doute, la réponse d’une énigme de ce roman[4] – affirme, comme l’indique son curieux titre, « que, malgré leurs noms en OS et en IS, les héros de l’histoire que nous allons avoir l’honneur de raconter à nos lecteurs n’ont rien de mythologique »[5]

Toute préface, – dans la mesure convenue où elle est une adresse de l’auteur aux lecteurs, en un vis-à-vis qui engage la parole de l’un envers la croyance de l’autre – , toute préface a un effet d’actualité et de réalité. Une césure est ici clairement[6] mise en place, qui sépare la présentation du texte en tant que tel, sa matérialité, son origine, le labeur dont il a fait l’objet, du récit (fictif) que ce texte véhicule. En utilisant la coupure qu’elle introduit, le XVIIIème siècle a maintes fois usé de ce subterfuge et de l’effet réifiant de la préface, notamment pour contourner la censure qui pesait alors lourdement sur le texte[7] : grâce à l’effet d’éloignement, voire même d’aliénation, de l’auteur vis-à-vis de son texte dont la paternité n’était jamais tout à fait assumée, chacun se dégageaient de la responsabilité des situations et des sentiments que le récit mettait en scène. Or, Alexandre Dumas joue de cette coupure, et il faut se demander pour qu’elle raison, tant la teneur morale du texte qu’il présente ne justifie pas vraiment[8] une quelconque peur de la censure. (Il faudrait tenter de montrer que ce dispositif ne contourne pas une censure institutionnalisée, qu’il est certes d’un puissant effet romanesque, mais qu’une censure plus intime et personnelle y est à l’œuvre…)

« En premier lieu, il annonce qu’il a trouvé les « Mémoires de d’Artagnan [»] dans lesquels il a vu les noms d’Athos, Portos et Aramis : ceci est de l’histoire. Puis il ajoute qu’il a rencontré un manuscrit intitulé « Mémoires du comte de la Fère » : cette fois c’est du roman (1). L’auteur est dans son rôle. Il a trouvé le premier ; il a créé le second. N’en cherchons pas davantage. »[9] Et bien non, au contraire, cherchons-en un peu plus, et essayons de voir où cela nous mène…

« Il y a un an à peu près, qu’en faisant à la Bibliothèque royale des recherches pour une histoire de Louis XIV, je tombai par hasard sur les Mémoires de M. d’Artignan, imprimés, – comme la plus grande partie des ouvrages de cette époque, où les auteurs tenaient à dire la vérité sans aller faire un tour plus ou moins long à la Bastille, – à Amsterdam, chez Pierre Rouge », explique Dumas au début de sa Préface. Retenons rapidement l’incertitude temporelle où se situe cette découverte et le hasard qui la guide pour en venir à la réalité du livre dont il est question : ce livre, on le sait, existe bel et bien, c’est celui publié (sans nom d’auteur) par un certain Gatien Courtilz de Sandras[10]. L’évocation de cet individu me contraint d’arrêter de croire naïvement que les Mémoires de d’Artagnan sont l’œuvre du personnage historique qui porte ce nom et qu’ils reflètent fidèlement la réalité aventureuse de sa vie : les bibliophiles érudits nous préviennent en effet qu’il faut particulièrement « se défier de tous ces faux Mémoires imprimés en Hollande. Courtilz fut un des plus coupables écrivains de ce genre. Il inonda l’Europe de fictions sous le nom d’histoires. »[11] Première déception… très vite suivie d’une seconde : celle de constater que Dumas n’est pas à l’origine du tour de passe-passe que constitue sa préface ! Il ne fait que reprendre, à peu de chose près, le procédé même que Courtilz utilise en son avertissement où il affirme s’être contenté de « rassembl[er] quantité de morceaux que j’ai trouvé dans [les] papiers [de d'Artagnan] après sa mort  » : « Je m’en suis servi pour composer ces Mémoires, en leur donnant quelque liaison », écrit-il « & c’est là tout l’honneur que je prétends me donner de cet Ouvrage. » ! Néanmoins, « si je n’en suis pas le père, j’en ai eu du moins la direction. »[12] Après avoir prétendument découvert un second manuscrit – les Mémoires de M. le comte de La Fère (lesquels n’ont évidemment jamais existé) -, Dumas explique que « [...] c’est la première partie de ce précieux manuscrit que nous offrons aujourd’hui à nos lecteurs [...] ». Ceci n’est donc pas un roman… « En attendant, comme le parrain est un second père, nous invitons le lecteur à s’en prendre à nous, et non au comte de La Fère, de son plaisir ou de son ennui. » Voilà assurément ce dont, à l’avenir, on ne se privera pas de faire… oblitérant définitivement la collaboration d’Auguste Maquet à l’écriture de ce roman. N’est-il pas significatif que Dumas, en dépit de l’occasion que lui offre cette préface si prolixe en détail, ne parvienne pas à citer le nom de son collaborateur ? Maquet intentera d’ailleurs un procès à Dumas pour lui réclamer son dû. Quelqu’un ira jusqu’à dire que « Maquet a conçu et écrit Les Trois Mousquetaires. Oh! ayons l’indulgence et la générosité de Maquet : n’enlevons pas à Dumas ce qui lui appartient. Il eut sa part active de collaboration, il modifia l’ordonnance de quelques chapitres, il ajouta quelques développements, mais c’est bien Maquet qui conçut et conduisit le roman. »[13]

Quoiqu’il en soit, malgré tous les points d’ancrage dans le réel que cette préface présente, nous sommes déjà dans la fiction ! Le lecteur, piégé par tant d’arguments réalistes se retrouve en peu de mot au faîte du dispositif panoramique, sur cette passerelle d’où l’illusion le saisi : « Lorsqu’on voit un tableau, quelque grand qu’il soit, renfermé dans un cadre, le cadre et ce qui entoure le tableau sont des points de repère qui avertissent que l’on n’est pas en présence de la nature, mais de sa reproduction. Pour établir l’illusion, il faut que l’œil, sur quelque point qu’il se porte, rencontre partout des figurations faites en proportion avec des tons exacts et que, nulle part, il ne puisse saisir la vue d’objets réels qui lui serviraient de comparaison : alors qu’il ne voit qu’une œuvre d’art, il croit être en présence de la nature. Telle est la loi sur laquelle sont basés les principes du panorama.»[14] Telle est aussi la loi sur laquelle est basé la réussite du roman de Dumas !


1 Voici la citation exacte : « Ailleurs, dans tous les romans publiés en Europe depuis 1813, où les personnages historiques jouent un rôle important, il y a toujours sur le premier ou le second plan un acteur d’invention , qui relie ensemble , par sa présence et ses aventures, des événemens souvent fort éloignés l’un de l’autre, sorte de médiateur plastique, comme eût dit Cudworth , entre la réalité et la fantaisie ; démon de la fable , qui se plie à tous les caprices de l’auteur , qui va d’un camp à l’autre, de la chaumière au palais, qui plane sur tous les points de l’action, comme le spectateur placé au centre d’un panorama. » préface de Gustave Planche p XXIII in Oeuvres du comte Alfred de Vigny, IV,  Vie Militaire, Bruxelles, 1834 – chercher 1813 et Cudworth…

2 Alexandre Dumas, Mémoire d’un Médecin, Joseph Balsamo, Tome Deuxième, XXXIII, 1836

 

3 « Le colonel Langlois était et doit rester célèbre, car c’est à lui, plus qu’à nul autre, que l’on doit en France, sinon la création, du moins le perfectionnement des panoramas. C’est lui qui le premier transporta le spectateur au centre même de l’action représentée, modela la peinture sur la toile et produisit un effet qui touche de près à l’illusion. » Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, A travers l’Orient. …

4 Sans qu’on s’en rende compte, l’énigme de l’identité d’Athos – sur quoi repose une partie de l’intrique de ce roman – y est d’emblée révélée puisque ce mousquetaire n’est autre que le comte de La Fère… « Nous l’avouons, ces trois noms étrangers nous frappèrent, et il nous vint aussitôt à l’esprit qu’ils n’étaient que des pseudonymes à l’aide desquels d’Artagnan avait déguisé des noms peut-être illustres, si toutefois les porteurs de ces noms d’emprunt ne les avaient pas choisis eux-mêmes le jour où, par caprice, par mécontentement ou par défaut de fortune, ils avaient endossé la simple casaque de mousquetaire. » Tel est bien là le véritable point aveugle autour duquel l’intrigue se noue. Je soupçonne fortement que cet intérêt pour ces pseudonymes n’est pas innocent : « Je suis un des hommes de notre époque auxquels on a contesté le plus de choses. On m’a contesté jusqu’à mon nom de Davy de la Paillerie, auquel je ne tenais pas beaucoup, puisque je ne l’ai jamais porté [...] » Alexandre Dumas, Mes Mémoires, chap. ??

5 Alexandre Dumas (et Auguste Maquet), Les trois Mousquetaires, Préface dans laquelle il est établi que, malgré leurs noms en OS et en IS, les héros de l’histoire que nous allons avoir l’honneur de raconter à nos lecteurs n’ont rien de mythologique, 1844.

 

6 La plupart du temps la distinction est typographique…

7 Voici deux exemples caractéristiques : « AVERTISSEMENT DE L’EDITEUR – Nous croyons devoir prévenir le Public, que, malgré le titre de cet Ouvrage et ce qu’en dit le Rédacteur dans sa Préface, nous ne garantissons pas l’authenticité de ce Recueil, et que nous avons même de fortes raisons de penser que ce n’est qu’un Roman. » Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, – « Personne au monde n’est en état de décider si cet ouvrage est une histoire ou un roman, pas même celui qui l’auroit inventé, car il n’est pas impossible qu’une plume judicieuse écrive un fait vrai dans le même tems qu’elle croit l’inventer, tout comme elle peut en écrire un faux étant persuadée de ne dire que la vérité. » Casanova, Icosaméron ou histoire d’Edouard et d’Elizabeth, – à quoi l’on pourrait ajouter ce que Denis Diderot affirme dans Jacques le Fataliste : « Il est bien évident que je ne fais point un roman, puisque je néglige ce qu’un romancier ne manquerait pas d’employer. Celui qui prendrait ce que j’écris pour la vérité serait peut-être moins dans l’erreur que celui qui le prendrait pour une fable. »

8 Il faut toutefois noter que certaines scènes des Trois Mousquetaires sont d’une extrême violence – notamment celle de la décapitation de Milady… Il est difficile de comprendre – si ce n’est par l’apparition d’autres média qui ont, sur notre imagination, une emprise plus forte et plus directe – comment l’œuvre de Dumas est parvenue a être rangée dans la bibliothèque destinée à la jeunesse… au menu du Comte de Monte-Cristo, on trouve, outre la trahison et la vengeance, l’exécution capitale, l’avortement caché, le suicide, l’empoisonnement, le lesbianisme… on comprend mieux que certains romans de Dumas furent mis à l’index par le Vatican.

9 « En premier lieu, il annonce qu’il a trouvé les «  Mémoires de d’Artagnan [»] dans lesquels il a vu les noms d’Athos, Portos et Aramis : ceci est de l’histoire. Puis il ajoute qu’il a rencontré un manuscrit intitulé « Mémoires du comte de la Fère » : cette fois c’est du roman (1). L’auteur est dans son rôle. Il a trouvé le premier ; il a créé le second. N’en cherchons pas davantage. » J. M Quérard, Les supercheries littéraires dévoilées, Tome I, 1847, p.504

10 « COURTILZ (Gatien de), sieur de Sandras , né à Paris en 1644- Après avoir été capit. au régim. De Champagne , il passa en Hollande l’an 1683, pour y dresser un bureau de mensonge. Sa plume , féconde autant que frivole, enfanta une foule de Romans, publiés sous le titre d’Histoires. De retour en France en 1703, il fut enfermé à la Bastille pendant 9 ans ; il n’en sortit qu’en 1711 , et m. en 1712. » Dictionnaire Biographique et Bibliographique,portatif, des personnages illustres, célèbres ou fameux, Tome II, 709 – 1815

11 « On ne place ici son nom que pour avertir les Français, et surtout les étrangers, combien ils doivent se défier de tous ces faux Mémoires imprimés en Hollande. Courtilz fut un des plus coupables écrivains de ce genre. Il inonda l’Europe de fictions sous le nom d’histoires. » Œuvre de Voltaire, avec préfaces, avertissements, notes, etc. par M. Beuchot, Tome XIX, 1830

12 Gatien Courtilz de Sandras, Mémoires de Mr D’Artagnan, Capitaine Lieutenant de la première Compagnie des Mousquetaires du Roi, Contenant quantité de choses particulières et secrettes (sic) que se sont passées sous le règne de Louis le Grand, à Cologne chez Pierre Marteau, 1701. – je n’ai pas trouvé l’édition chez Pierre Rouge dont parle Dumas : Mémoires de M. d’Artagnan , capitaine-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires du roi, contenant quantité de choses particulières et secrètes qui se sont passées sous le règne de Louis-le-Grand (par Sandras de Courtilz). – Amsterdam, Pierre Rouge, 1704, 4 vol. in-12.

13 GUSTAVE SIMON, Histoire d’une collaboration, 1919 p 50 

14 Germain BAPST, Essai sur l’histoire des panoramas et des dioramas, 1891.

 

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