Pour expliquer la préséance du masque sur le visage même de l’être, il faut pousser la pensée à son extrême limite afin de placer les choses dans une perspective infinie. Pour cela, en dépit de notre répugnance[1], il faut faire intervenir ce qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé : c’est-à-dire, selon Anselme de Canterbury[2], Dieu !

L’admirable Vladimir Jankélévitch rappel que « le prophète dit que Dieu ne discrimine pas les étrangers : car il n’y a pas d’étrangers. ». Principe qui revient assez souvent dans les Écritures et qui finira par constituer – telle est d’ailleurs la nouveauté du message des Évangiles – le socle (toujours ébranlé) de la pensée chrétienne (et, par extension, de l’universalisme) : Dieu « ne fait point acception des personnes »[3]. Jankélévitch poursuit ainsi : « Le Nouveau Testament exprimera une idée analogue en se servant du mot grec προσωποληψία ; la prosopoleptie est la duperie qui consiste à faire acception du masque (πρόσωπον), à prendre en considération le faciès et la couleur de la peau, autrement dit le personnage. Prosopon est en somme une apparence superficielle. Ce qui est inessentiel et accidentel, ce qui est grimace ou appartenance « adjectivale », Dieu n’en tient pas compte : Dieu ne tient compte que de l’essence, il ne tient compte que de l’humanité de l’homme, sans considérer la pigmentation de sa peau ni la forme de son nez. Parce qu’il est au-dessus de toute mesquinerie, de toute prosopolepsie, Dieu considère la substance et non les épithètes plus ou moins pittoresques ou folkloriques. Le refus de la prosopolepsie traduit dans l’Evangile la foncière indifférence à tous les distinguo sociaux, professionnels ou ethniques, et par là même le double maximalisme de la charité – extrémalisme, universalisme – qui est à la source de cette indifférence. »[4]

Si « Dieu ne tient compte que de l’essence », s’il « ne tient compte que de l’humanité de l’homme, sans considérer la pigmentation de sa peau ni la forme de son nez », ce n’est vraiment pas le cas, nous le savons, de l’homme lui-même (aussi impliqué soit-il dans la doctrine religieuse dont il est question).

Car, l’homme, pauvre créature, n’est pas Dieu ! Quoiqu’il fasse, une distance infinie le sépare de sa pensée la plus grande… de sorte qu’un écart se creuse toujours (aussi imperceptible soit-il) entre les principes que sa pensée élaborent et leur mise en pratique. Ce qui, pour le Créateur, constitue un principe inaliénable, l’homme, lui, doit le recevoir, de l’extérieur, sous la forme d’une morale qu’il s’impose (et qu’il transgresse toujours un tant soit peu). L’homme, de par sa nature incomplète et extérieure, ne peut donc que succomber à la prosopoleptie. Il n’a pas d’autre choix que de faire acception du masque, c’est-à-dire de prendre en compte ce qu’il voit. Le tout est, peut-être, de ne pas se suffire du visible, de ne pas s’en contenter.


1 répugnance qui s’explique par la crainte que l’on prenne cette expérience de pensée pour une adhésion religieuse : être athée ne doit pas pour autant effacer l’importance historique, sociale et philosophique du concept divin et ne doit pas interdire de le manipuler comme tel.

2 « Nous croyons que tu es quelque chose de tel que rien de plus grand ne puisse être pensé (quo nihil majus cogitari possit). Est-ce qu’une telle nature n’existe pas, parce que l’insensé a dit en son cœur : Dieu n’est pas ? Mais du moins cet insensé, en entendant ce que je dis ; quelque chose de tel que rien de plus grand ne puisse être pensé, comprend ce qu’il entend ; et ce qu’il comprend est dans son intelligence, même s’il ne comprend pas que cette chose existe. Autre chose est être dans l’intelligence, autre chose exister… Et certes l’Être qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé, ne peut être dans la seule intelligence ; même, en effet, s’il est dans la seule intelligence, on peut imaginer un être comme lui qui existe aussi dans la réalité et qui est donc plus grand que lui. Si donc il était dans la seule intelligence, l’être qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé serait tel que quelque chose de plus grand pût être pensé. » (Anselme, Proslogium, chap. II ou III ?) Aussi insensé sommes-nous, il nous est pas interdit de faire l’expérience de pensée que nous propose Anselme… sans pour autant faire, comme lui, le pas qui sépare ce qui se trouve dans notre intelligence de ce qui existe. Est-on certain que ce qui existe est plus grand que ce qui est pensé ?

Liber XXIV Philosophorum, – dans lequel se trouve la magnifique formule, si souvent reprise, selon laquelle « Dieu est une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part » – « Dieu est le présent seul de tout ce qui appartient au temps » « Le tout en vérité voit toutes les parties d’un seul coup d’œil, mais la partie ne voit le tout que sous des aspects successifs et divers. C’est pour cela que la divinité est la totalité des [aspects] successifs ; d’où son regard est unique et non façonné en suivant » : c’est d’un seul bloc que Dieu voit, le regard divin est massif, percevant espace et temps d’un seul coup…

3 « 17. Car l’Éternel, votre Dieu, est le Dieu des dieux, le Seigneur des seigneurs, le Dieu grand, fort et terrible, qui ne fait point acception des personnes et qui ne reçoit point de présent, 18. qui fait droit à l’orphelin et à la veuve, qui aime l’étranger et lui donne de la nourriture et des vêtements. 19. Vous aimerez l’étranger, car vous avez été étrangers dans le pays d’Égypte. » Deutéronome 10, 17.19 (traduction…) + Actes 10, 34 – Romains 2, 10.11 – Galates 2,6 – Ephésiens 6, 9 – Colossiens 3, 25 – Jacques 2 – Pierre 1, 17 + « Tu ne maltraiteras point l’étranger, et tu ne l’opprimeras point; car vous avez été étrangers dans le pays d’Égypte. » Exode 22, 21 – Exode 23, 9 – Lévitique 19, 33.34 -

4 Vladimir Jankélévitch, Le Paradoxe de la Morale, II, 2 ; 1981

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