FountainCette histoire de pissotière m’a toujours intriguée… je reconnais aisément que le geste de Duchamp est important et qu’il initie un mouvement dont l’art contemporain suit encore la trajectoire… mais le récit hagiographique voudrait nous faire croire en la linéarité de ce mouvement, sans temps mort ni détour, sans faux-semblant ni oubli volontaire…

Jadis, en voyant l’objet à Beaubourg, je fus scandalisé de lire l’étiquette qui annonçait pourtant simplement Fountain, 1917 ! Or, l’objet exposé n’est que l’une des nombreuses répliques que l’artiste, dans une parodie de lui-même dont il n’était pas dupe, approuva et signa plusieurs décennies après son geste provocateur originel – si tant est qu’il s’agisse bien du sien ! D’objet de scandale, mettant en doute le processus jusqu’à lors admis de l’acte créatif et du statut de la création artistique, la Fountain est devenue, par une paradoxale transmutation, une œuvre d’art à part entière…

Fountain de R. Mutt, photographié par Alfred Stieglitz (1864-1946) devant le tableau The Warriors (1913) de Marsden Hartley (1877-1943) – photo parue dans le n°2 de la revue The Blind Man

 

Rappel des faits

 

1915 – Marcel Duchamp à New York… hébergé chez Walter et Louise Arensberg

1916 – création de la Society of Independent Artists dont le mot d’ordre est « No jury – no prizes » (Exhibition catalogue of The Society of Independent Artists, 1917)

1917Marcel Duchamp achète un urinoir à la J. L. Mott Iron Works Company dont les magasins se situent au 115 Fifth Avenue. Il date et signe l’urinoir : R. Mutt 1917. Il envoie anonymement l’œuvre à la Society of Independent Artists. En dépis de leur slogan, Fountain est refusé par la société des artistes.

10 avril 1917 – exposition inaugurale au Grand Central Palace

11 avril 1917 – Lettre de Duchamp à sa sœur Suzanne : « Raconte ce détail à la famille : les Indépendants sont ouverts ici avec un gros succès. Une de mes amies sous un pseudonyme masculin, Richard Mutt, avait envoyé une pissotière en porcelaine comme sculpture ; ce n’était pas du tout indécent aucune raison pour la refuser. Le comité a décidé de refuser d’exposer cette chose. J’ai donné ma démission et c’est un potin qui aura sa valeur dans New York. » – l’amie en question serait Louise Norton ! (Rudolf E. Kuenzli, Francis M. Naumann, Marcel Duchamp: artist of the century, 1989.)

13 avril 1917Alfred Stieglitz expose et photographie Fountain dans sa galerie 291 (située au 291 Fifth Avenue).

mai 1917 – parution de la photo à la page de 4 de la revue The Blind Man accompagné d’un texte : The Richard Mutt Case (the blind man) signé par Louise Norton.

- (date ?) : Fountain est acheté par Walter et Louise Arensberg

1921 ?Fountain est perdu (lors du déménagement des Arensberg en destination de Los Angeles). La photo prise par Stieglitz est donc la seule trace qui nous reste de l’original…

 

une industrie / un mode de vie :

 

En 1828, Jordan L. Mott (1798-1866), après avoir fait fortune en inventant un fourneau (coal burning stove), installe ses fonderies à New York dans un quartier du Bronx qui se nommera désormais Mott Haven (haven = havre, refuge). La J.L. Mott Iron Works produira non seulement l’équipements des cuisines (four, poëlle…) et des salles de bain (lavabo, baignoire…), mais aussi du mobilier urbain comme des statues et des… fontaines !

mott ironwork

Les objets en céramique proviendraient de Trenton Pottery – l’un des plus grand centre industriel de céramique du pays – installé à Trenton dans le New Jersey : cette compagnie imposera son hégémonie par des procédés que la loi anti-trust finira par condamner.

Remarquez bien ce à quoi sont liées ces industries : au développement urbain et au mode de vie qui en découle. Deux espaces sont, par elles, investis : l’espace public de la ville (parcs…) et l’espace privé -voire très intime – de l’habitation (cuisine, salle de bain…). Préoccupées d’hygiène et de qualité de vie, ces groupes industriels bouleversent profondément la structure sociale en prétendant à une emprise totale sur l’individu (logement, école…)

 

J.L. Mott Iron WorksImported Porcelain Urinals Catalogue ‘G’, Illustrating the Plumbing and Sanitary Department of the J.L. Mott Iron Works. (published 1888) p. 237

« There will also be found illustrated many new, novel and desirable Sanitary and Plumbing Fixtures and Appliances, the outcome of our research and effort to meet the growing demand for really high class goods, goods not only desirable from a sanitary point of view, but really artistic and beautyful to look upon, and fully up to present high standart of the inside fittings and interior decorations of our modern houses and public buildings. »

 

R. Mutt – à chacun son interprétation :

 

- consonantique : Mott/Mutt
- argotique : Mutt = clébard, corniaud, crétin, endouille
- culturelle : la bande dessinée Mutt & Jeff de Bud Fisher (In 1907, a San Francisco Chronicle cartoonist named Bud Fisher began drawing a daily comic strip called « Mr. Mutt. » A short time later, he added the diminutive Mr. Jeff, and « Mutt and Jeff » was born. by 1915 Mutt and Jeff were a national phenomenon.Many people consider « Mutt and Jeff » to be the first daily comic strip. )
- homophonique : en allemand le mot « armut » signifie pauvreté
- freudienne (?) : R. Mutt serait l’inversion du mot Mutter qui, en allemand signifie Maman !

« – Pour revenir à vos ready-made, je croyais que R. Mutt, la signature de la Fountain, était le nom du fabricant. Mais, dans un article de Rosalind Krauss, j’ai lu : R. Mutt, a pun on the German, Armut, or poverty. Pauvreté, cela changerait tout à fait le sens de la Fountain.

DuchampRosalind Krauss ? La fille rousse ? Ce n’est pas ça du tout. Vous pouvez démentir. Mutt vient de Mott Works, le nom d’une grande entreprise d’instruments d’hygiène. mais Mott était trop proche, alors j’en ai fait Mutt, car il y avait des bandes dessinées journalières qui paraissaient alors, Mutt and Jef, que tout le monde connaissait. Il y avait donc, dès l’abord, une résonance. Mutt, un petit gros rigolo, Jef, un grand maigre… Je voulais un nom différent. Et j’ai ajouté richard… Richard, c’est bien pour une pissotière ! Voyez, le contraire de pauvreté… Mais même pas ça, R. seulement : R. Mutt. »

 

Les Répliques, 1950 /1963

 

duchamp « Altogether fifteen authorised replicas of Fountain were issued, one in 1951, 1953 and 1963 respectively and a further twelve in 1964. The Tate’s version is number two in an edition of eight made by the Galleria Schwarz in Milan in October 1964. Four further examples were also made at this time, one for both Duchamp and Arturo Schwarz, and two for museum exhibition. Duchamp signed each of these replicas on the back of the left flange ‘Marcel Duchamp 1964′. There is also a copperplate on the base of each work etched with Duchamp’s signature, the dates of the original and the replica, the title, the edition number and the publisher’s name, ‘Galleria Schwarz, Milan’.

1) 1950, New York
Private Collection
30.4 x 38.2 x 45.9 cm
Selected by Sidney Janis in Paris at request of Duchamp for exhibition in NY, 19502) 1953, Paris
Selected for sale at auction to benefit a friend of Duchamp

2) 1963, Stockholm
Moderna Museet, Stockholm
Gift of the Moderna Museets Vanner
33 x 42 x 52 cm
Selected by Ulf Linde for Duchamp retrospective, Stockholm, 1963
Inscribed on upper side (in block letters, not artist’s handwriting): « R. Mutt / 1917″
Inscribed by artist in 1964 (site web)

3) October 1964, Milan
Edition of eight, each 36 x 48 x 61 cm
Under artist’s supervision from Stieglitz photo of original
Inscribed exterior top rim, in black paint, « Marcel Duchamp 1964″
On back rim: « R. MUTT / 1917″
Small copper plate to back: « Marcel Duchamp 1964 1/8-8/8″, « FOUNTAIN / 1917 / EDITION GALERIE SCHWARZ, MILAN »
2 replicas to artist and publisher, 2 more for museum exhibition

[d'où viennent ces urinoirs ? a-t-on utilisé des urinoirs provenant de chez J. L. Mott Iron Works ?]

Digital Dada Library

Fountain

 

L’histoire continue : Pierre Pinoncelli

 

- 24 août 1993 : Pierre Pinoncelli, « Pisser dedans, puis casser l’Urinoir de Marcel Duchamp« , Carré d’Art de Nîmes – Pierre Pinoncelli a pissé dans l’urinoir de Marcel Duchamp « pour remettre l’oeuvre à sa place » dit- il, puis lui a asséné un coup de marteau « pour signifier son retour au statut d’urinoir ». – condamné le 20 novembre 1998 à un mois de prison avec sursis et à une amende de 296 000 FF

- Il vient d’être condamné par le Tribunal de Grande Instance de Tarascon à payer près de 300 000 francs de dommages et intérêts : le tribunal n’a pas été sensible aux arguments de son avocat selon lequel « la provocation de Duchamp se retrouve dans la provocation de Pinoncelli » (Libération du 22 novembre 1999).

« Le dossier est différent de ceux qu’on traite habituellement dans les tribunaux, a reconnu Me Bozzi, représentant l’Etat et le ministère de la Culture, mais l’urinoir début de siècle « classique », que notre société a érigé en oeuvre d’art, a bien été vandalisé par M. Pinoncelli, qui a cru bon de lui redonner sa destination première, industrielle. »

Le 26 août 1993, Pierre Pinoncelly défend son acte devant le Tribunal correctionnel de Nîmes en se réclamant de Duchamp. Pour justifier son geste il dit qu’il s’agit « d’achever l’oeuvre de Duchamp, en attente d’une réponse depuis plus de quatre-vingts ans; un urinoir dans un musée doit forcément s’attendre à ce que quelqu’un urine dedans un jour, en réponse à la provocation inhérente à la présentation de ce genre d’objet trivial dans un musée (…). L’appel à l’urine est en effet contenu ipso facto – et ce dans le concept même de l’oeuvre – dans l’objet, vu son état d’urinoir. L’urine fait partie de l’oeuvre et en est l’une des composantes (…). Y uriner termine l’oeuvre et lui donne sa pleine qualification. (…) On devrait pouvoir se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser ». Le juge décide que Pierre Pinoncelly est coupable du délit de « dégradation volontaire d’un monument ou objet d’utilité publique » et le condamne à un mois d’emprisonnement avec sursis. Ensuite, l’urinoir a été restauré par Mme Nollinger pour 16.336 FF. Par acte d’huissier du 5 septembre 1995, le Ministre de la Culture, agissant pour le compte de l’Etat Français, fait citer Pierre Pinoncelli devant le Tribunal de grande Instance de Tarascon à l’effet d’obtenir réparation, dommage et intérêts du préjudice pécuniaire engendré pour l’Etat Français, propriétaire de l’oeuvre, et la société d’assurance AXA Global Risk. L’expert de AXA estimait que l’oeuvre avait perdu 60% de sa valeur. Selon une conservatrice du Musée national d’art moderne l’intégrité de ‘Fountain’ était profondément atteinte. « L’urinoir avait perdu son statut de ready-made neuf et intact, sans passé, sans usure; sa fonction (…) d’objet tout trouvé, prêt à l’emploi de l’art, donc d’art tout fait; son statut de simulacre commercial disparaissaient par force ». Pinoncelly conteste en argumentant qu’il avait « prolongée » et « achevée » l’oeuvre. Il invoque son droit moral (loi sur le droit d’auteur) pour son action artistique. « Si les responsables artistiques du Centre Georges Pompidou avaient compris sa démarche, ils auraient laissé l’oeuvre de Duchamp telle que Pinoncelli l’avait marquée et l’auraient exposée telle quelle. » Il estime avoir augmenté la valeur de l’oeuvre. Le tribunal affirme que le raisonnement juridique se trouve confronté à deux actions artistiques. « Le Tribunal n’a pas à substituer ses propres choix artistiques à ceux de l’autorité compétente en matière d’achat d’oeuvres. » Mais conclut que « sitôt le coup marteau donnée, le geste artistique posé, tout disparait, l’acte et ses conséquences. » Ce geste par Pinoncelli prétend valoriser l’oeuvre de Duchamp et prétend fuir, sous prétexte d’art, les conséquences financières de son acte. Les juges soulignent le légitime souci de Pinoncelly de voir reconnu le caractère artistique de son geste, mais que tout en étant éphémère, il n’en a pas moins eu des conséquences durables. Le 20 novembre 1998 Pinoncelly est condamné par le Tribunal de Grande Instance de Tarascon à rembouser à AXA le prix de la restauration de Fountain 16.336 FF ainsi que les 270.000 FF correspondant aux 60% de perte de valeur de l’oeuvre de Duchamp consécutive à son geste. (http://www.clubmoral.com/forcemental/16/page.php?sid=139) 4 janvier 2005 : La justice à dada sur l’urinoir de Duchamp

« Hier, entre deux affaires pénibles, la 28e chambre du tribunal de grande instance de Paris s’est offert une demi-heure de récréation avec le cas Pinoncely, Pierre, 76 ans, retraité artiste demeurant à Saint-Rémy-de-Provence. Cet homme-là ne peut pas voir la Fontaine, ready-made de Marcel Duchamp, sans lui donner un coup de marteau. La première fois, c’était le 24 août 1993 au Carré d’art de Nîmes. En pleine expo, Pinoncely pisse dans le fameux urinoir ­ une des huit reproductions réalisées en 1964, l’original de 1917 ayant été «égaré» ­, puis lui balance un coup de masse. Tout cela pour «ramener l’oeuvre à son statut initial de pissotière» et surtout «prolonger la provocation de Duchamp». Cette intervention artistique lui vaudra un mois de prison avec sursis, 40 000 euros au titre de la dépréciation de l’oeuvre, plus divers frais, notamment ceux de restauration (sommes jamais payées).

Garde à vue. La deuxième fois, c’était le 4 janvier au Centre Pompidou, lors de l’exposition «Dada». S’ensuivent quarante-huit heures de garde à vue et une convocation au tribunal. La présidente de la 28e chambre refuse d’emblée d’entrer dans les nuances du débat artistique : «Avec orgueil, vous croyez pouvoir vous affranchir des règles de la société. Cet aspect de votre personnalité pose problème.» Pinoncely, voix ferme mais polie : «Je n’ai fait que ramener l’oeuvre à son état précédent.» Celui où il l’avait laissée en 1993. Car il s’agit du même exemplaire, celui du Musée national d’art moderne, quasi remis à neuf.

Le fond du problème, c’est que Pinoncely (nom d’artiste : Pinoncelli) ne supporte pas que le Centre Pompidou ait exposé l’urinoir sans rappeler dans la documentation sa brillante intervention de 1993. C’est que l’homme se sent un peu coauteur, désormais. Il s’en est expliqué dans une lettre assez loufoque, adressée le 11 novembre au commissaire de l’expo «Dada» et commençant ainsi : «L’institution ­ dont vous faites partie ­ représente à mes yeux le point extrême de l’imbécillité convulsive.» Cependant, nulle menace de récidive dans ce courrier, Pinoncely affirmant avoir arrêté le performing art, activité dans laquelle il se fit remarquer pendant quarante bonnes années, arrosant ici André Malraux de peinture rouge (1969) ou perpétrant là un faux hold-up pour protester contre l’apartheid (1975). Finalement, Pierre Pinoncely, pétillant malgré le poids des ans, n’a pas pu se retenir : pan et repan sur la pissotière !

« Exorbitante ». L’artiste s’est pointé au tribunal sans avocat ; il n’avait pas prévu que le Centre Pompidou se porterait partie civile à l’audience. Du civil s’est donc ajouté au pénal et on a tout de suite parlé gros sous. Le coût des réparations est estimé à 14 352 euros, que Pinoncely estime «normal» de payer. Mais l’avocate du Centre a aussi réclamé 427 000 euros pour préjudice de dépréciation, tout en admettant que la somme est «exorbitante». Mais le calcul est simple : le préjudice est évalué à 15 % de la valeur de l’oeuvre, estimée aujourd’hui à 2,8 millions d’euros. Ça fait cher l’intervention dada.

Pinoncely a alors eu beau jeu de pointer cette contradiction : « En 1993, avant mon coup de marteau, l’urinoir était évalué à 450 000 francs (70 000 euros). Après mon acte, on m’a dit qu’il avait perdu de sa valeur, qu’il était déprécié. Or maintenant, cette même oeuvre est évaluée à 2,8 millions d’euros. Alors, de quelle dépréciation parle-t-on ? » La présidente est restée sourde à ce raisonnement, condamnant Pinoncely à trois mois de prison avec sursis, aux frais de restauration et, plus lourd, à 200 000 euros pour le préjudice ! Le cogneur dada a déclaré qu’il ferait appel. » (Libération, Pinoncely, 76 ans, récidiviste, devra payer 200 000 euros au Centre Pompidou pour avoir cogné sur l’œuvre, par Edouard LAUNET, mercredi 25 janvier 2006)

pinoncelli

 

Envie pressante

 

- 2000 : Yuan Cai and Jian Jun Xi ianjun, « Two artists piss on Duchamp’s urinal », Tate Modern; London, England (source : art crime )

Fountain« In art there are expressionists, cubists and opportunists – that’s the new movement and that’s what they are, » affirme David Lee, éditeur du magazine d’art The Jackdraw.

Nika Oblak & Primoz Novak :
Ceci n'est pas une Fontaine
http://www.oblak-novak.org/

Marcel Duchamp en français sur le web
L’as-tu vu, ce Ready-made? Quelques remarques sur la problématique de la copie dans l’œuvre de Marcel Duchamp – par Hans Maria de Wolf
View Magazine’s Marcel Duchamp Special Issue, 1945 – by Andrew Otwell
Work avoidance: the everyday life of Marcel Duchamp’s readymades – Art Journal, Winter, 1998 by Helen Molesworth

http://www.urinal.net/

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