« LA première chose qui s’offre à l’homme, quand il regarde, c’est son corps, c’est à dire une certaine portion de matière qui lui est propre. » – cette phrase est de Pascal… elle est tirée d’un texte archi-célèbre des Pensées, celui des deux infinis. Pascal – battant en brêche la notion cartésienne d’étendue – restitue la dimension tout à fait singulière, et pour ainsi dire fractale, du corps suspendu « entre ces deux abîmes de l’infini et du néant » auxquels il participe… Le corps ? « Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. »
Ce qu’il faut entendre par là, c’est moins la position médiane où se situerait le corps, coinsé dans l’entre-deux du réel, que sa participation aux dimensions doublement incommensurables dont il est traversé de part en part et qui le constituent comme tel. Contemplant « la nature dans sa haute et pleine majesté », Pascal est dans l’impossibilité de réduire le corps à la tri-dimensionnalité cartésienne (…)
Voici le texte en question :
« LA première chose qui s’offre à l’homme, quand il regarde, c’est son corps, c’est à dire une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais pour comprendre ce qu’elle est, il faut qu’il la compare avec tout ce qui est au dessus de lui, et tout ce qui est au dessous, afin de reconnaître ses justes bornes.
Qu’il ne s’arrête donc pas à regarder simplement les objets qui l’environnent. Qu’il contemple la nature dans sa haute et pleine majesté. Qu’il considère cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle, pour éclairer l’univers. Que la terre lui paroisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit. Et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui même n’est qu’un point très délicat, à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre. Elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce que nous voyons du monde n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’approche de l’étendue de ses espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie, dont le centre est par tout, la circonférence nulle part. Enfin c’est un des plus grands caractères sensibles de la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l’homme estant revenu à soi, considère ce qu’il est, au prix de ce qui est. Qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature. Et que de ce que lui paraîtra ce petit cachot, où il se trouvelogé, c’est-à-dire ce monde visible, il apprenne à estimer la terre, les Royaumes, les villes, et soi- même son juste prix.
Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? Qui le peut comprendre ? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron, par exemple, lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes. Que divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces, et ses conceptions ; et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut-être, que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui peindre non seulement l’univers visible, mais encore tout ce qu’il est capable de concevoir de l’immensité de la nature, dans l’enceinte de cet atome imperceptible. Qu’il y voie un infinité de mondes, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible ; dans cette terre des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos. qu’il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes par leur petitesse, que les autres par leur étendue. Car, qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soi maintenant un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard de la dernière petitesse où l’on ne peut arriver ?
Que si considérera de la sorte, s’effrayera sans doute, de se voir comme suspendu dans la masse que la nature lui a donné entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, dont il est également éloigné. Il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je croix que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence, qu’à les rechercher avec présomption.
Car enfin, qu’est-ce l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment éloigné des deux extrêmes ; et son être n’est pas moins distant du néant d’où il est tiré, que de l’infini où il est englouti.
Son intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que son corps dans l’étendue de la nature ; et tout ce qu’elle peut faire est d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel d’en connaître ni le principe ni la fin. Toutes choses sont sorties du néant, et portées jusqu’à l’infini. Qui peut suivre ces étonnantes démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend ; nul autre ne le peut faire. »
Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, XXII. Connaissance générale de l’homme.