En regardant le film de Frédéric Rossif, De Nuremberg à Nuremberg, je fus saisi par une image, tout à la fois fugace et persistante – image à mes yeux lourde de signification : celle de la tête de Méduse sculptée sur les lambris de la salle du fameux procès.


Photo de Evgueni Khaldei – au-dessus de la porte, la tête de Méduse

« Exposé au regard de Gorgô, l’homme s’affronte aux puissances de l’au-delà dans leur altérité la plus radicale, celle de la mort, de la nuit, du néant. […] Gorgô marque la frontière du monde des morts ; Y pénétrer c’est, sous son regard, se transformer soi-même, à l’image de Gorgô, en ce que sont les morts, des têtes vides et sans force, des têtes vêtues de nuit. »1 Plus d’une fois, durant le procès, Hermann Göring, la main devant ses yeux, refusera d’ailleurs de voir, en dépis de sa responsabilité, l’inconcevable réalité de ces têtes vêtues de nuit.

« L’effroi devant la Méduse est donc effroi de la castration, rattaché à quelque chose qu’on voit »2, explique Sigmund Freud dans un singulier petit essai consacré à cette figure mythologique. « Freud, dans l’article qu’il lui consacre, en 1922, décrit la tête de Méduse pour ce qu’elle est : l’organe maternel adulte entouré d’une chevelure de poils dont la vision jette l’épouvante dans le jeune adolescent qui y jette un œil ! Du corps de la mère, Méduse isole l’effet repoussant et terrible : celui de l’interdit sexuel, tel que l’incarne l’organe génital, celui qui est à jamais inapprochable. »3 Néanmoins, comme l’avoue lui-même Freud dans la conclusion de son texte, « […] pour soutenir sérieusement cette interprétation on devrait suivre la genèse de ce symbole d’horreur isolé, dans la mythologie des Grecs […] »2. Pour ma part, je dois avouer ne pas avoir les moyens de suivre la genèse de ce symbole d’horreur, pas plus que je n’ai ceux de soutenir l’interprétation que Freud en donne. Toutefois, voici quelques éléments glânés ici ou là dont l’accumulation devrait, sinon donner une réponse, du moins susciter un questionnement en vu de cette réponse. Avant toute chose, jetons un œil sur le nom même de Méduse dont l’étymologie est particulièrement riche. Μέδουσα, féminin de μέδων (gardien souverain), désignerait la reine, la souveraine : je n’ai malheureusement pas trouvé si ce terme était générique, s’il était employé pour chaque reine, ou ne désignait, de façon exclusive, que Méduse. D’après le Dictionnaire Historique de la Langue Française, Médousa serait le participe présent féminin de Medein qui signifie « songer, être préoccupé », et proviendrait de la racine indo-européenne *med- qui est à l’origine d’une constellation de mots particulièrement significative : méditer, médical, rémède, mode… Le linguiste Émile Benveniste explique que la racine indo-européenne *med- implique une « mesure de contrainte, supposant réflexion, préméditation, et qui est appliquée à une situation désordonnée. »4 Tel est, en effet, le rôle d’un souverain (d’un médecin, d’un médiateur) : « prendre avec autorité les mesures qui sont appropriées à une difficulté actuelle ; ramener à la norme – par un moyen consacré – un trouble défini. » Nous sommes assez loin de la mort et de la terreur qu’elle inspire… N’est-il pas curieux que Méduse, dont le nom prétend à la médiation, au retour au calme, à la norme, à l’équilibre, bref, à la vie, soit devenue synonyme d’effroi et de mort ? N’est-il pas curieux qu’elle soit devenue gorgô, c’est-à-dire terrible et/ou terrifiante ? Je soupçonne une différence entre les deux qualificatifs : être terrible, c’est, par ses propres actions, provoquer la terreur ; être terrifiante, c’est, quoi que l’on fasse, inspirer à autrui une terreur qui n’est pas forcément justifiée. Deux explications qui sont inextricablement liées. La position médiane de la souveraineté n’est pas toujours évidente ni commode à garder, il est très façile de basculer en profitant des avantages de cette position. La volonté de puissance, contraire à la modestie et la modération, est toujours, un tant soit peu, à l’œuvre. Méduse, abusant de son pouvoir, est devenue terrible. Il est tout aussi probable d’imaginer que ses ennemis, jaloux de son pouvoir, terrifiés par sa puissance, la dépeignent sous des traits terrifiant pour mieux la dénigrer.

Antique symbole de l’effroi « à l’état pur »1, concrétion de toutes les peurs humaines, la tête de Méduse est, paradoxe de la pensée grecque, la représentation de l’irreprésentable : la vue de la Gorgone étant sensé pétrifier celui qui la regarde, il ne devrait donc pas être possible de représenter les traits de cet être hideux. De cette rencontre, on ne peut en témoigner, car on n’en revient pas ! Sachant cela, qui veut se risquer à une telle expérience ? Une cécité volontaire frappe celui qui s’en approche. Ainsi le vrai visage de Méduse – c’est-à-dire celui qui correspond point par point au principe de cette créature – ne devrait pas être celui d’une femme hideuse dont la chevelure grouille de serpents : son vrai visage, c’est un trou béant, une tâche aveugle qu’il nous est impossible de voir . Le visage de Méduse se trouve hors du champs de la vision humaine, il est invisible… et il est invisible, non parce qu’imperceptible, mais bien parce qu’il est pour ainsi dire trop visible et que ce trop plein de perception emporte avec lui celui qui voit.

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1 Jean-Pierre Vernant et Françoise Frontisi-Ducroux, Figures du masque en Grèce ancienne,
2 Sigmund Freud, Das Medusenhaupt, 1922 – trad. La tête de Méduse, in Résultats, idées, problèmes, 1921-1938, t.II, Paris, 1985
3 Jean Clair, Méduse, contribution à une anthropologie des arts visuels, II, p.40, Gallimard, 1989.
4 Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, II Pouvoir, droit, religion ; Livre 2 : Le droit, Chapitre 4. *Med- et la notion de mesure – Collection « Le sens commun », éditions de Minuit, 1969 – p.128

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