Voici l’un des plus beaux textes du naturaliste Buffon dans lequel il nous propose une expérience de pensée telle que les affectionnaient, à l’instar de Condillac et de sa statue, les sensualistes du XVIIIème siècle. Le but de cette expérience est d’expliquer la génèse de l’esprit humain en faisant l’économie de toute origine transcendante, c’est-à-dire en éliminant toute référence à une quelconque âme, éternelle et immuable, dont l’homme aurait reçut le souffle de la bouche même de Dieu. Dieu est mort, et l’homme doit désormais se débrouiller tout seul ! Prenons donc un homme… pas n’importe lequel : « un homme tel qu’on peut croire qu’étoit le premier homme au moment de la création, c’est-à-dire, un homme dont le corps et les organes seroient parfaitement formez, mais qui s’éveilleroit tout neuf pour lui-même et pour tout ce qui l’environne. »

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« J’imagine donc un homme tel qu’on peut croire qu’étoit le premier homme au moment de la création, c’est-à-dire, un homme dont le corps et les organes seroient parfaitement formez, mais qui s’éveilleroit tout neuf pour lui-même et pour tout ce qui l’environne. Quels seroient ses premiers mouvemens, ses premières sensations, ses premiers jugemens ? Si cet homme vouloit nous faire l’histoire de ses premières pensées, qu’auroit-il à nous dire ? quelle seroit cette histoire ? Je ne puis me dispenser de le faire parler lui-même, afin d’en rendre les faits plus sensibles : ce récit philosophique qui sera court, ne sera pas une digression inutile.

Je me souviens de cet instant plein de joie et de trouble, où je sentis pour la première fois ma singulière existence ; je ne savois ce que j’étois, où j’étois, d’où je venois. J’ouvris les yeux, quel surcroît de sensation ! la lumière, la voûte céleste, la verdure de la terre, le crystal des eaux, tout m’occupoit, m’animoit, et me donnoit un sentiment inexprimable de plaisir ; je crus d’abord que tous ces objets étoient en moi et faisoient partie de moi-même.

Je m’affermissois dans cette pensée naissante lorsque je tournai les yeux vers l’astre de la lumière, son éclat me blessa ; je fermai involontairement la paupière, et je sentis une légère douleur. Dans ce moment d’obscurité je crus avoir perdu presque tout mon être.

Affligé, saisi d’étonnement, je pensois à ce grand changement, quand tout à coup j’entends des sons ; le chant des oiseaux, le murmure des airs formoient un concert dont la douce impression me remuoit jusqu’au fond de l’ame ; j’écoutai long-temps, et je me persuadai bien-tôt que cette harmonie étoit moi.

Attentif, occupé tout entier de ce nouveau genre d’existence, j’oubliois déjà la lumière cette autre partie de mon être que j’avois connue la première, lorsque je rouvris les yeux. Quelle joie de me retrouver en possession de tant d’objets brillans ! mon plaisir surpassa tout ce que j’avois senti la première fois, et suspendit pour un temps le charmant effet des sons.

Je fixai mes regards sur mille objets divers, je m’aperçus bien-tôt que je pouvois perdre et retrouver ces objets, et que j’avois la puissance de détruire et de reproduire à mon gré cette belle partie de moi-même, et quoiqu’elle me parût immense en grandeur par la quantité des accidens de lumière et par la variété des couleurs, je crus reconnoître que tout étoit contenu dans une portion de mon être.

Je commençois à voir sans émotion et à entendre sans trouble, lorsqu’un air léger dont je sentis la fraîcheur, m’apporta des parfums qui me causèrent un épanouissement intime et me donnèrent un sentiment d’amour pour moi-même.

Agité par toutes ces sensations, pressé par les plaisirs d’une si belle et si grande existence, je me levai tout d’un coup, et je me sentis transporté par une force inconnue.

Je ne fis qu’un pas, la nouveauté de ma situation me rendit immobile, ma surprise fut extrême, je crus que mon existence fuyoit, le mouvement que j’avois fait, avoit confondu les objets, je m’imaginois que tout étoit en désordre.

Je portai la main sur ma tête, je touchai mon front et mes yeux, je parcourus mon corps, ma main me parût être alors le principal organe de mon existence ; ce que je sentois dans cette partie étoit si distinct et si complet, la jouissance m’en paroissoit si parfaite en comparaison du plaisir que m’avoient causé la lumière et les sons, que je m’attachai tout entier à cette partie solide de mon être, et je sentis que mes idées prenoient de la profondeur et de la réalité.

Tout ce que je touchois sur moi sembloit rendre à ma main sentiment pour sentiment, et chaque attouchement produisoit dans mon ame une double idée.

Je ne fus pas long-temps sans m’apercevoir que cette faculté de sentir étoit répandue dans toutes les parties de mon être, je reconnus bien-tôt les limites de mon existence qui m’avoit paru d’abord immense en étendue.

J’avois jeté les yeux sur mon corps, je le jugeois d’un volume énorme et si grand que tous les objets qui avoient frappé mes yeux, ne me paroissoient être en comparaison que des points lumineux.

Je m’examinai long-temps, je me regardois avec plaisir, je suivois ma main de l’œil et j’observois ses mouvemens ; j’eus sur tout cela les idées les plus étranges, je croyois que le mouvement de ma main n’étoit qu’une espèce d’existence fugitive, une succession de choses semblables, je l’approchai de mes yeux, elle me parut alors plus grande que tout mon corps, et elle fit disparoître à ma vûe un nombre infini d’objets.

Je commençai à soupçonner qu’il y avoit de l’illusion dans cette sensation qui me venoit par les yeux ; j’avois vû distinctement que ma main n’étoit qu’une petite partie de mon corps, et je ne pouvois comprendre qu’elle fût augmentée au point de me paroître d’une grandeur démesurée, je résolus donc de ne me fier qu’au toucher qui ne m’avoit pas encore trompé, et d’être en garde sur toutes les autres façons de sentir et d’être.

Cette précaution me fut utile, je m’étois remis en mouvement et je marchois la tête haute et levée vers le ciel, je me heurtai légèrement contre un palmier ; saisi d’effroi, je portai ma main sur ce corps étranger, je le jugeai tel, parce qu’il ne me rendit pas sentiment pour sentiment ; je me détournai avec une espèce d’horreur, et je connus pour la première fois qu’il y avoit quelque chose hors de moi.

Plus agité par cette nouvelle découverte que je ne l’avois été par toutes les autres, j’eus peine à me rassurer, et après avoir médité sur cet événement je conclus que je devois juger des objets extérieurs comme j’avois jugé des parties de mon corps, et qu’il n’y avoit que le toucher qui pût m’assurer de leur existence.

Je cherchai donc à toucher tout ce que je voyois, je voulois toucher le soleil, j’étendois les bras pour embrasser l’horizon, et je ne trouvois que le vuide des airs.
A chaque expérience que je tentois, je tombois de surprise en surprise, car tous les objets me paroissoient être également près de moi, et ce ne fut qu’après une infinité d’épreuves que j’appris à me servir de mes yeux pour guider ma main, et comme elle me donnoit des idées toutes différentes des impressions que je recevois par le sens de la vûe, mes sensations n’étant pas d’accord entre elles, mes jugemens n’en étoient que plus imparfaits, et le total de mon être n’étoit encore pour moi-même qu’une existence en confusion.

Profondément occupé de moi, de ce que j’étois, de ce que je pouvois être, les contrariétés que je venois d’éprouver m’humilièrent, plus je réfléchissois, plus il se présentoit de doutes ; lassé de tant d’incertitudes, fatigué des mouvemens de mon ame, mes genoux fléchirent et je me trouvai dans une situation de repos. Cet état de tranquillité donna de nouvelles forces à mes sens, j’étois assis à l’ombre d’un bel arbre, des fruits d’une couleur vermeille descendoient en forme de grappe à la portée de ma main, je les touchai légèrement, aussi-tôt ils se séparèrent de la branche, comme la figue s’en sépare dans le temps de sa maturité.

J’avois saisi un de ces fruits, je m’imaginois avoir fait une conquête, et je me glorifiois de la faculté que je sentois, de pouvoir contenir dans ma main un autre être tout entier ; sa pesanteur, quoique peu sensible, me parut une résistance animée que je me faisois un plaisir de vaincre.

J’avois approché ce fruit de mes yeux, j’en considérois la forme et les couleurs, une odeur délicieuse me le fit approcher davantage, il se trouva près de mes lèvres, je tirois à longues inspirations le parfum, et goûtois à longs traits les plaisirs de l’odorat ; j’étois intérieurement rempli de cet air embaumé, ma bouche s’ouvrit pour l’exhaler, elle se rouvrit pour en reprendre, je sentis que je possédois un odorat intérieur plus fin, plus délicat encore que le premier, enfin je goûtai.

Quelle saveur ! quelle nouveauté de sensation ! jusque-là je n’avois eu que des plaisirs, le goût me donna le sentiment de la volupté, l’intimité de la jouissance fit naître l’idée de la possession, je crus que la substance de ce fruit étoit devenue la mienne, et que j’étois le maître de transformer les êtres.

Flatté de cette idée de puissance, incité par le plaisir que j’avois senti, je cueillis un second et un troisième fruit, et je ne me lassois pas d’exercer ma main pour satisfaire mon goût ; mais une langueur agréable s’emparant peu à peu de tous mes sens, appésantit mes membres et suspendit l’activité de mon ame ; je jugeai de son inaction par la mollesse de mes pensées, mes sensations émoussées arrondissoient tous les objets et ne me présentoient que des images foibles et mal terminées ; dans cet instant mes yeux devenus inutiles se fermèrent, et ma tête n’étant plus soûtenue par la force des muscles, pencha pour trouver un appui sur le gazon.

Tout fut effacé, tout disparut, la trace de mes pensées fut interrompue, je perdis le sentiment de mon existence : ce sommeil fut profond, mais je ne sais s’il fut de longue durée, n’ayant point encore l’idée du temps et ne pouvant le mesurer ; mon réveil ne fut qu’une seconde naissance, et je sentis seulement que j’avois cessé d’être.

Cet anéantissement que je venois d’éprouver, me donna quelque idée de crainte, et me fit sentir que je ne devois pas exister toûjours.

J’eus une autre inquiétude, je ne savois si je n’avois pas laissé dans le sommeil quelque partie de mon être, j’essayai mes sens, je cherchai à me reconnoître.

Mais tandis que je parcourois des yeux les bornes de mon corps pour m’assurer que mon existence m’étoit demeurée toute entière, quelle fut ma surprise de voir à mes côtés une forme semblable à la mienne ! je la pris pour un autre moi-même, loin d’avoir rien perdu pendant que j’avois cessé d’être, je crus m’être doublé.

Je portai ma main sur ce nouvel être, quel saisissement ! ce n’étoit pas moi, mais c’étoit plus que moi, mieux que moi, je crus que mon existence alloit changer de lieu et passer toute entière à cette seconde moitié de moi-même.

Je la sentis s’animer sous ma main, je la vis prendre de la pensée dans mes yeux, les siens firent couler dans mes veines une nouvelle source de vie, j’aurois voulu lui donner tout mon être ; cette volonté vive acheva mon existence, je sentis naître un sixième sens.

Dans cet instant l’astre du jour sur la fin de sa course éteignit son flambeau, je m’aperçus à peine que je perdois le sens de la vûe, j’existois trop pour craindre de cesser d’être, et ce fut vainement que l’obscurité où je me trouvois, me rappella l’idée de mon premier sommeil. »

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Buffon, HISTOIRE NATURELLE, GÉNÉRALE ET PARTICULIÉRE, AVEC LA DESCRIPTION DU CABINET DU ROY. Tome Troisième. p.364 – 370 – www.buffon.cnrs.fr

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