« Le dessein de la poésie étant de nous rendre souverains en nous impersonnalisant, nous touchons, grâce au poème, à la plénitude de ce qui n’était qu’esquissé ou déformé par les vantardises de l’individu.
Les poèmes sont des bouts d’existence incorruptibles que nous lançons à la gueule répugnante de la mort, mais assez haut pour que, ricochant sur elle, ils tombent dans le monde nominateur de l’unité. » René Char, Le Rempart de Brindilles

On répète souvent des bribes de la phrase de Theodor Adorno – lequel fut par ailleurs ami de Walter Benjamin –, en confondant l’injonction morale à une impossibilité quasi-ontologique et en généralisant cette impossibilité à l’art puis à la parole toute entière  (voire à la pensée même) : « Après Auschwitz, écrire un poème est barbare, et la connaissance exprimant pourquoi il est devenu aujourd’hui impossible d’écrire des poèmes en subit aussi la corrosion. »[1] Désormais, écrire un poème n’est pas interdit ni à proprement parler impossible : c’est barbare ! Il n’y a pas de mot plus ancien, ou pour mieux dire, plus antique, que celui-là : c’est le bruit que faisait une langue étrangère à l’oreille d’un grec, son balbutiement[2]. Ainsi, βαρβαρόφωνοι désignait « ceux qui parlent d’une manière peu intelligible »[3].  Il est très facile de succomber à la conviction d’une intime adéquation de la chose avec l’intelligence[4] : la langue – évidemment la notre – semble un instrument parfaitement adapté à la saisie du réel : elle suffit à sa compréhension, mieux, elle y excelle. De par cette excellence, elle devient rétrospectivement le principe fondateur, et donc unificateur, supplantant tout autre principe (histoire, territoire, voisinage, commerce…) : « Ce qui parle la même langue, c’est déjà, avant toute apparition de l’art humain, un tout que par avance la pure nature a lié de lignes multiples et invisibles » affirme Fichte en 1807, dans son cinquième Discours à la Nation allemande[5]. J’ai le sentiment que ce qui, paradoxalement, constitue l’unité de cette communauté linguistique, c’est de ne pas avoir besoin de parler pour se comprendre ! Tout ce qui nécessite un effort soutenu de communication, un difficile apprentissage d’une langue étrangère dont on ne maîtrise pas les nuances, un questionnement philosophique, scientifique ou artistique qui diffère du sens commun, est frappé de suspicion. Car tout cela – juif, tzigane[6], russe, homo, paralytique, déficient mental, fou, écrivain, peintre, musicien[7], scientifique avec leur théorie, leur musique, leur peinture[8], leur livre, leur moeurs, leur incompréhensible délire, leur culture ou leur foi – qui ne parle pas notre langue est, par définition, barbare et dégénéré. Le tout se défini non plus comme totalité, somme de ce qui est, empathie[9] envers l’autre, compréhension de soi, universalité, mais comme tautologie, souveraineté du même et rejet total de l’altérité. Victor Klemperer a d’ailleurs relever que dans la Lingua Tertii Imperii – l’infame langue du IIIème Reich – le mot total occupait une place essentielle : il était le « mot clé du nazisme »[10], celui par lequel se verrouillait la conviction de cette idéologie. Fichte énonce pour le prochain siècle le fondement du double projet totalitaire d’extension et d’exclusion qui sera malheureusement mis en œuvre par les nazis : « Un pareil tout ne peut admettre en son sein aucun peuple d’une autre origine ou d’une autre langue, ni vouloir se mêler avec lui…», explique-t-il[11]. Auschwitz, c’est l’ultime et odieuse tentative de mettre un point final à la confusion des langues[12]. Or, ne pas accepter cette confusion des langues, vouloir l’éradiquer à tout prix, c’est devenir soi-même barbare ! C’est franchir, sans toujours s’en rendre compte, le limes – cette limite imaginaire qui nous distinguait de l’inhumanité supposée de l’autre. Cette transgression induit une inversion par laquelle se révèle notre propre barbarie à exclure de l’humanité ce qui nous est étrangé. Loin d’être parvenu à son but, Auschwitz a révélé la barbarie de ceux-là même qui voulaient en finir avec elle. Désormais notre langue est barbare, elle baratine, elle baragouine, elle bruit – du verbe bruire – à notre oreille. Ce qui signifie qu’il va falloir maintenant écrire en toute connaissance de cause ! Il va falloir écrire en sachant pertinament qu’on ne parviendra pas à atteindre le coeur des choses. Il va falloir écrire avec une langue qui n’est plus tout à fait la notre, dont on se sent étrangé, à jamais exclu. Dans ses mémoires, Alexandre Dumas pouvait sans crainte écrire : « L’esprit de Dieu, c’est la poésie »[13] : nous ne le pouvons plus avec autant de certitude ! L’esprit de Dieu a déserté les hommes et il nous est désormais difficile de puiser en toute innocence cette « première matière poétique, impersonnelle et du domaine commun ». Pourtant, où d’autre qu’en ce domaine pourrait-on trouver les mots pour dire l’inconcevable ? Comme l’affirme le poète Paul Celan : « Au milieu de tout ce qu’il avait fallu perdre restait une seule chose: la langue. Elle, la langue, n’était pas perdue, en dépit de tout. Mais il lui fallut passer par ses propres absences de réponse, passer par un terrible mutisme, passer par les ténèbres épaisses d’une parole meurtrière. »[14]  


[1]  Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1969), Critique de la culture et société

[2] Dans le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio, il est précisé : « En sanskrit barbaras, var, varas signifie étranger et l’on fait aussi remarquer la parenté de barbarus avec balbus et balbutio […] » (article Barbari, note 1, Tome ?, P.670 - ?)

[3] Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines, article Barbari, tome ?, p.670 – Saglio explique d’un trait la dérive de la signification de ce mot : « La répugnance causée par la différence du langage et des habitudes fut donc ce qui marqua d’abord la séparation entre les Hélènes et les peuples qui les entouraient, et ils les comprenaient tous sous une désignation commune qui n’impliquait pas nécessairement un sens défavorable. Puis le sentiment de leur supériorité naquit, et la juste fierté qu’ils avaient de leur indépendance, de leurs victoires, de leurs arts, fit attacher à ce mot Barbares l’idée d’un état inférieur auquel manquait la culture et la liberté. Ils en vinrent à considérer les Barbares comme naturellement destinés à la servitude, tandis qu’à eux-mêmes appartenat le droit de leur commander, et ce nom devint à la fin le synonyme de grossier, d’inculte et de sauvage ; c’est l’acception qui a prévalu, mais elle souleva les protestations de quelques Grecs dès l’antiquité. » Et, en effet, on trouve sous la plume du géographe Strabon, l’anecdote suivante : « Eratosthène rappelle que certains auteurs ont proposé une autre division du genre humain en deux groupes, à savoir les Grecs et les Barbares ; mais, loin de l’adopter, il l’a compare à ce conseil donné naguère à Alexandre par quelques-uns de ses courtisans, de traiter tous les peuples grecs en amis et en ennemis tous les peuples barbares, et érige en principe que la seule division possible à établir entre les hommes est celle qui a pour base le bien et le mal : « Voyez, dit-il, même parmi les peuples grecs, beaucoup sont mauvais, tandis que parmi les Barbares, sans parler des Grecs et des Romains, ces peuples si admirablement constitués, on en compte plus d’un, le peuple indien par exemple et le peuple arien, dont les mœurs sont polies et civilisées. Alexandre du reste l’entendait bien de cette façon, aussi ne tint-il aucun compte de l’avis qu’on lui donnait, et on le vit partout et toujours accueillir les hommes de mérite quels qu’ils fussent et les combler de ses faveurs. » – Mais qu’ont donc fait, dirions-nous à notre tour, ceux qui prétendaient diviser le genre humain en deux groupes, comprenant l’un les peuples dignes de mépris, et l’autre les peuples dignes de louange, si ce n’est reconnaître qu’il est des hommes chez qui domine, avec le respect des lois, le goût des lettres et de la civilisation, tandis qu’il en est d’autres chez qui dominent les penchants contraires ? De sorte qu’Alexandre, loin de négliger l’avis qui lui était donné, et loin d’en prendre le contre-pied, l’avait par le fait goûté et approuvé jusqu’à y conformer même toute sa conduite, n’en ayant considéré apparemment que l’intention. » (Strabon d’Amassia, Géographie Universelle, Livre I, 4, §9 – traduction française en quatre volume d’Amédée Tardieu, Hachette, 1867

[4] l’adequatio rei et intellectus d’Anselme de Cantorbéry

[5] Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), Reden an die deutsche Nation , 1807 – il est inutile de rappeler que l’aire géographique sur laquelle s’étendait l’emploi de la langue allemande excèdait largement les frontières d’un seul pays (Anschluss en mars 1938, annexion des Sudètes en mars 1939, rattachement du territoire de Memel… …) et que l’Allemagne était un ensemble de micro-états (constitution d’un Reich…) – La problèmatique française concernant la langue était, pour ainsi dire, inverse : il s’agissait, non pas d’annexer des territoires disparates dont le point commun était la langue, mais d’imposer une langue commune sur un territoire national politiquement défini mais linguistiquement disparate  : « Citoyens, la langue d’un peuple libre doit être une et la même pour tous. » déclara Barère dans son rapport sur les idiomes, du 8 pluviôse an II (27 janvier 1794) – rapport qui met l’accent sur « le pouvoir de l’identité du langage » en prenant comme exemple les régions frontalières où l’on parle allemand…  

[6] il semblerait que le vocable tzigane serait péjoratif et que, pour désigner les peuples dont il est question, l’on devrait employer roms (à vérifier). L’extermination des roms par les nazis est appelé pharrajimos par les roms eux-mêmes.

[7] Viktor Ullmann (1898 – 1944) : interné en 1942 au camp de Terezin, il sera chargé d’en assurer l’animation en composant et organisant des concerts. « Ullmann est interné par les nazis au camp de Terezín le 8 septembre 1942, et, dès son arrivée, la Freizeitgestaltung lui demande de consacrer l’intégralité de son temps de travail à l’animation du camp: composition, critique musicale, organisation de concerts, conférences. Sans être dupe de cette sollicitude (cf. son essai Goethe und Ghetto ), Ullmann réussit à composer seize œuvres, la plus importante étant l’opéra Der Kaiser von Atlantis oder die Tod-Verweigerung  L’Empereur d’Atlantis, ou la Mort abdique») sur un livret en quatre tableaux du peintre et poète Peter Kien: l’empereur Überall (le Führer?) règne sur l’Atlantide; la Mort, se plaignant de ne plus trouver sa place, abdique son rôle; lors d’une guerre générale décrétée par l’Empereur, celui-ci fait croire au peuple qu’il lui doit cette immunité devant la mort; Arlequin (le principe de vie) évoque des souvenirs d’enfance avec l’Empereur, qui devient fou; ce dernier, en acceptant de mourir le premier, convainc la Mort de délivrer de nouveau les hommes de leurs souffrances. » chercher !!! – Il est finalement déporté à Auschwitz en 1944 et gazé. Avec d’autres musiciens + Pavel Haas + Hans Krása

[8] Entartete Kunst – Art Dégénéré – exposition 1937 à Munich regroupant 650 pièces (Paul Klee, Kurt Schwitters, Oskar Kokoschka, Emil Nolde, Max Beckmann, …) – « Inaugurée le 19 juillet 1937 par Adolf Ziegler, président de la Reichskammer der Bildenden Künste, l’exposition accueillit plus de deux millions de visiteurs avant sa fermeture le 30 novembre de la même année et un million supplémentaire lorsqu’elle tourna dans plusieurs villes d’Allemagne et d’Autriche. »

[9] Einfühlung – sujet de thèse d’Edith Stein, philosophe d’origine juive qui, convertie au catholicisme, deviendra carmélite. Elle est déportée en 1942 à Auschwitz où elle est gazée. Elle sera béatifié en 1987 par Jean-Paul II.

[10] Victor Klemperer, LTI, la langue du Troisième Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Idées, [1947] 1996, 375 p. Traduit et annoté par Elisabeth Guillot. Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat.

[11] Loin de moi pourtant l’idée anachronique de faire de Fichte un proto-nazi ; on peut, en effet, clairement lire les limites qu’il se donnait… par exemple celle-ci, dont les nazis ne tiendront évidemment pas compte : « L’homme peut se servir des choses privées de raison comme de moyens pour atteindre son but, mais jamais des êtres raisonnables ; il ne doit pas même s’en servir comme de moyens pour leur faire atteindre leur propre but ; il ne doit jamais agir sur eux comme sur une matière inanimée, ou comme sur l’animal, de manière à ce qu’il atteigne son but par leur moyen, sans avoir tenu compte de leur liberté. » (De la destination du savant et de l’hommes de lettres, p.38, trad…, 1838). Néanmoins, se donner des limites, c’est déjà envisager et craindre leur possible transgression ! Les Nazis ne retiendront de la philosophie de Fichte que son pangermanisme, en faisant l’impasse sur ses avertissements : « Rousseau dit : Tel se tient pour le maître des autres, qui est encore plus esclave qu’eux. Il aurait pu dire avec plus de raison encore : Quiconque se regarde comme le maître des autres est lui-même un esclave. S’il ne l’est pas réellement, il a cependant à coup sûr une âme d’esclave, et il rampera bassement devant le premier homme plus fort qui le soumettra. Celui-là seul est libre qui veut rendre libre tout ce qui l’entoure, et qui le rend réellement libre par une certaine influence dont on n’a pas toujours remarquée la cause. » (Ib.) Il faut encore noter que Kurtz Huber, professeur de philosophie à l’Université de Munich et mentor du groupe de la Rose Blanche de Hans et Sophie Scholl (décapités le 22 février 1943 par les Nazis),  a , selon Inge Scholl, sœur de Hans et de Sophie, cité (ou voulu le faire ?) Fichte durant son procès : « Mes actions et mes intentions seront justifiées dans le cours inexorable de l’histoire. Telle est ma foi profonde. J’espère par Dieu que la force intérieure qui réhabilitera mes actes jaillira en son temps de mon propre peuple. J’ai agi comme je devais agir selon les incitations d’une voix intérieure. J’en assume toutes les conséquences, comme Johann Gottlieb Fichte l’a si joliment formulé : “ Et tu agiras comme si c’était de toi et de ton acte que dépendait l’avenir de l’Allemagne et que tu devais en répondre seul. ” » 

[12] Babel… rupture babélienne… Auschwitz, c’est une tour de Babel recomposée et inversée… ???

[13] « L’esprit de Dieu, c’est la poésie, ou plutôt une première matière poétique, impersonnelle et du domaine commun ; elle flotte dans l’espace comme une essence cosmique dont parle Humbolt, espèce de vase lumineuse, mère des mondes passés, germe des mondes à venir ; inépuisable parce qu’elle est renouvelée sans cesse, et que chacun lui rend fidèlement ce que chacun lui a emprunté. » Alexandre Dumas, Mes Mémoires, chap. CCVIII

[14] Paul Celan, discours prononcé à l’occasion de la remise du prix de littérature de la ville de Brême, 1958 – « Seules des mains vraies écrivent de vrais poèmes et les poèmes sont des cadeaux qui transportent en eux du destin. Nous vivons sous un ciel sombre et il y a peu d’hommes, c’est pourquoi sans doute il y a si peu de poèmes » 

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