nerval

« La conscience n’est en somme qu’un réseau de liens entre les hommes, – et ce n’est qu’en tant que telle qu’elle a dû se développer : à vivre isolé, telle une bête féroce, l’homme aurait pu fort bien s’en passer. » Nietzsche, Le gai savoir, Livre cinquième, 354 – Du « génie de l’espèce ».

Á ceux qui, comme moi, vivent déconnectés de l’universel (le recherchant pourtant, l’effleurant parfois, mais n’y baignant pas), la folie de Nerval pose la question de l’identité de la personne, en tant que celle-ci ne se réduit pas à la seule individualité clairement délimitée mais s’étend bien au-delà par le pouvoir génésique de l’histoire, de la société et du réseau dans lequel elle est prise[0]. L’unité fondamentale de l’être ce n’est pas l’individu, chose indivisible, autonome et séparée : l’unité fondamentale, c’est l’universel, le Tout duquel l’individu provient et que le fou réintègre en s’y dissolvant.

Pour mieux cerner le sujet, commençons par nous en éloigner : commençons par le théâtre, cette mise en distance du sujet de lui-même. Á force d’incarner avec autant de vérité un personnage fictif, à force de donner autant de lui-même dans ses rôles, l’acteur ne risque-t-il pas de ne plus pouvoir dissocier son visage d’avec le masque qu’il porte ? Mettant en scène les affres du comédien en une intéressante mise en abîme, Alexandre Dumas fait parler le shakespearien Edmund Kean (1787 -1833) trois ans après sa mort : « Kean. – Moi ! Moi ! quitter le théâtre… moi ! Oh ! vous ne savez donc pas ce que c’est que cette robe de Nessus qu’on ne peut arracher de dessus ses épaules qu’en déchirant sa propre chair ? »[1]. Il y a, en effet, des masques indissociables de la chair, et des souffrances dont on ne peut se défaire[2] ! Il y a des identités dont on brûle… « toujours un masque, jamais un visage… »[1].

Gérard de Nerval« Le daguerréotype d’Alphonse Legros a permis à Etienne Gervais l’illustration mise en frontsipice de la première biographie de Nerval, par Eugène de Mirecourt, du vivant de l’auteur. L’écrivain voit par hasard cette gravure, alors qu’il est à Strasbourg, lors de son dernier voyage vers l’Allemagne, l’été de 1854 ; sur l’exemplaire du livre, il écrit : « Cigne allemand feu G rare » et « Je suis l’autre », accompagné d’une étoile. »[2bis]

La folie du pauvre Nerval – dont le nom[3] n’est rien d’autre qu’un « masque » de plus sous lequel, précise Gautier, il « semblait prendre plaisir à s’absenter de lui-même, à disparaître de son œuvre »[4] -, sa déréliction est de cet ordre. Reprenant l’image de son ami (mais néanmoins rival) Dumas, Nerval l’applique à l’illustre Brisacier – comédien dont il a imaginé l’existence vagabonde au point, comme il l’avoue à Dumas dans la préface des Filles du feu, de « s’incarner dans le héros de son imagination »[5] et de brûler « des flammes factices de ses ambitions et de ses amours ! »[5bis]. Amoureux de sa fictive partenaire de théâtre, Brisacier avait le malheur, sur scène, de « n’oser changer les situations à [son] gré » bien qu’il fut « tenté de sabrer, pour en finir, toute la cour imbécile du roi des rois, avec son espalier de figurants endormis ! » L’acteur, soumis par nature à la volonté de l’auteur, déconnecté de la sienne, souhaite ardemment reprendre son destin en main : « J’ai eu un moment l’idée d’être vrai, d’être grand, de me faire immortel enfin, sur votre théâtre de planches et de toiles, et dans votre comédie d’oripeaux ! » Être vrai – faire correspondre ses actes avec ses propres sentiments, reconnecter l’extérieur à l’intérieur, ne plus jouer : « Néron ! je t’ai compris, hélas! non pas d’après Racine, mais d’après mon cœur déchiré quand j’osais emprunter ton nom ! »[6]. Cette compréhension est à la base de l’identification qui va s’opérer et qui va permettre le passage à l’acte : « Oui, depuis cette soirée, ma folie est de me croire un Romain, un empereur : mon rôle s’est identifié à moi-même, et la tunique de Néron s’est collée à mes membres qu’elle brûle, comme celle du centaure dévorait Hercule expirant. »[7]. Il faut remarquer que – douée, sinon d’une volonté, du moins d’une logique qui lui est propre – c’est le rôle qui s’identifie à soi, et non pas l’inverse. Il ne s’agit pas d’une simple imitation mais d’une transsubstantiation de soi par le rôle qui, à la manière de la tunique de Nessus revêtue par Hercule, se confond alors avec notre propre chair. Le passage à l’acte, l’expression du délire dans le réel, devient possible : « j’ai eu un moment l’idée, l’idée sublime, et digne de César lui-même, l’idée que cette fois nul n’aurait osé mettre au-dessous de celle du grand Racine, l’idée auguste enfin de brûler le théâtre et le public, et vous tous ! »

Personne n’ignore l’effroyable réputation de Néron dont on garde en mémoire les meurtres odieux, les ridicules velléités artistiques et l’incendie de Rome. Certes, « il n’est nullement prouvé que Néron soit l’auteur de l’incendie de Rome : mais quand la ville brûla on le vit, la lyre à la main, entonner un hymne sur l’incendie de Troie »[8]. Je soupçonne (sans autre preuve que sa fascination récurrente pour le feu) que c’est exactement ce que fit Gérard de Nerval lorsqu’en mars 1839, il fut témoin de l’incendie du Diorama de Daguerre : « Je l’ai vu flamber et crouler en dix minutes » se rappelle-t-il. Je l’imagine dansant autour des flammes, jubilant du fait que « Le feu s’était vengé ainsi de ce pauvre Daguerre, qui pendant ce temps lui dérobait ses secrets »[9]. Secrets importants, s’il en est, dont il faut reconnaître, sur la modernité, l’emprise : il s’agit évidemment de la photographie, « fille de ce grand XIXe siècle »[10] dont on connaît la fécondité.

Gérard de NervalNerval, peu de temps avant sa mort, photographié par Nadar – « Il reste ce visage de la photo de Nadar, qui est sans doute le portrait le plus révélateur d’un homme que la chambre noire ait jamais emprisonné dans sa nuit. » Albert Béguin

En 1841, Rodolphe Töpffer[11] fit cette célèbre et essentielle remarque : « La plaque de Daguerre donne l’identité au lieu de donner la ressemblance ». Donnant l’identité, elle la redouble. Tel est, selon Nerval, « le daguerréotype, instrument de patience qui s’adresse aux esprits fatigués, et qui, détruisant les illusions, oppose à chaque figure le miroir de la vérité »[12]. Comment s’étonner que, face à ce miroir, son « âme se dédoublait pour ainsi dire, – distinctement partagée entre la vision et la réalité.» Pour avoir une vue d’ensemble du délire[13] nervalien, il faut commencer par appeler la photographie par son nom originel, l’héliographie – écriture que le soleil trace de ses rayons : «  C’est mieux qu’un art, c’est un phénomène solaire où l’artiste collabore avec le soleil ! » , affirme fasciné (je devrais écrire ébloui) Lamartine[14].

« Je demandai un jour à mon oncle ce que c’était que Dieu.
– Dieu, c’est le soleil, me dit-il.
»[14bis]

« La terre où nous avons vécu est toujours le théâtre où se nouent et se dénouent nos destinées ; nous sommes les rayons du feu central qui l’anime et qui déjà s’est affaibli… ». Ainsi s’explique les hallucinations[15] de Nerval : nous sommes les rayons, et, comme tels, nous sommes soumis à des déformations optiques[16], à de multiples réfractions où « les jeux de la lumière, les combinaisons des couleurs se décomposaient »[17], à des projections par lesquels les murs s’ouvrent « sur des perspectives infinies » où « les costumes de tous les peuples, les images de tous les pays apparaissaient distinctement à la fois »[18]. Le système optique qui, dans l’esprit de Nerval, se met en place et au travers quoi « tout se transfigurait à [ses] yeux », est une sorte de panorama intime donnant accès à la réalité dans toute son étendue (géographique[19]), son épaisseur (archéologique[20]), sa densité (de signes).

Cette vision panoramique dans laquelle le sujet se trouve prit correspond parfaitement à la description qu’en faisait le naturaliste Julien Joseph Virey : « Tel est l’état d’enchantement où notre esprit peut être amené, lorsqu’entouré par-tout d’un systême d’idées qui s’entre-suivent, il ne peut voir qu’elles seules ; ce qu’on peut comparer à l’illusion du Panorama. C’est une chambre circulaire si, exactement tapissée de la peinture de quelque ville, qu’on s’imagine la voir réellement de loin, du haut d’une tour, parce qu’aucun objet incompatible avec cette supposition, n’est présent. L’ame excluant tout ce qui ne se lie pas au systême qui la séduit, se trouve dans une illusion d’où rien ne la distrait. Alors se laissant emporter, de même qu’au théâtre, au cours des événemens, et se plaçant dans la situation morale des personnages de la pièce, elle agit et juge comme eux. »[21bis]

Placé au centre de ce panorama, « une sorte de communication s’établit » entre les êtres : « à mesure que ma pensée se portait sur un point, l’explication m’en devenait claire aussitôt, et les images se précisaient devant mes yeux comme des peintures animées. »[21]. Nerval finit par être prit dans « une chaîne non interrompue [liant] autour de la terre les intelligences dévouées à cette communication générale »[22], le voilà connecté au « réseau transparent qui couvre le monde »[23]. C’est ici l’élément nodal sur quoi s’articule le délire nervalien : pourtant, ce réseau transparent par lequel s’effectue la communication générale, ce n’est rien d’autre que la quintessence de la vision saint-simonienne de l’avenir – de cet avenir que les saint-simoniens souhaitent métamorphoser en reliant entre eux tout ce qui se trouve aujourd’hui séparé, isolé et captif (territoire, individu…), afin d’établir la circulation des flux (de personne, de marchandise, d’argent, d’idée…)[24]. Nerval, séduit par les hypothèses fouriéristes[25], se laissant emporter par ce « culte du réseau » qu’il magnifie en reliant l’ici au là-bas, le prochain au lointain, le maintenant au jadis, les mort au vivants, la réalité au rêve, sombrera peu à peu dans cette « mystique de la communication généralisée ».

Le 24 janvier 1855, il laisse une note à sa tante Eugénie : « Quand j’aurai triomphé de tout, tu auras ta place dans mon Olympe, comme j’ai ma place dans ta maison. Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche. » Deux jours plus tard, le 26 janvier, on retrouva, pendu, rue de la Vieille-Lanterne, le corps sans vie de Gérard Labrunie.

« La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ? » 1, IV


0 « Pour lui [l’esprit positif], l’homme proprement dit n’existe pas, il ne peut exister que l’Humanité, puisque tout notre développement est dû à la société, sous quelque rapport qu’on l’envisage » Auguste Comte, Discours sur l’esprit positif, 1844

1 Alexandre Dumas, Kean, Désordre et génie, 1836 – « KEAN. Qu’est-ce que ça me fait, à moi?… Oh ! métier maudit… où aucune sensation ne nous appartient, où nous ne sommes maîtres ni de notre joie, ni de notre douleur… où, le coeur brisé, il faut jouer Falstaff ; où, le coeur joyeux, il faut jouer Hamlet ! toujours un masque, jamais un visage… » (Acte IV, scène VIII) – Jean-Paul Sartre écrira une pièce reprenant le même thème : Kean, 1953 – « il faut bien reconnaître que la version de Sartre est encore bien plus réussie que celle de Dumas, et que la transformation effectuée par l’auteur de La nausée est passionnante. Sartre a en fait considérablement développé certains éléments qui n’étaient évoqués que de façon passagère chez Dumas : la dérive de Kean vers la folie, la perte d’identité de l’acteur qui ne sait plus où est le réel et où est le jeu. Alors que chez Dumas, Kean souffre essentiellement de son statut social, chez Sartre il n’a plus d’identité. La passion de jouer qui l’anime finit par l’envahir tout entier, ce qui donne à Sartre l’occasion de vertigineuses mises en abîme. » Patrick de Jacquelot, Kean, www.dumaspere.com

2 « Nessus - centaure qui, ayant voulu enlever Déjanire, femme d’Hercule, fut atteint par le héros d’une flèche trempée dans le sang de l’hydre de Lerne. En mourant, Nessus donna sa tunique à Déjanire, comme un talisman qui devait lui ramener son époux s’il devenait infidèle. Plus tard quand Déjanire vit Hercule l’abandonner, elle lui envoya la tunique de Nessus. Le héros la revêtit, se sentit consumer, et, pour échapper à la souffrance, se brûla lui-même sur le mont Œta – On fait allusion à la tunique de Nessus pour désigner un mal, une souffrance dont on ne peut se défaire. » Larousse Universel en 2 volumes, 1923 – L’image de cette tunique est souvent reprise : « Le vice a été pour moi un vêtement ; maintenant il est collé à ma peau. » « Par le Ciel ! quel homme de cire suis-je donc ? Le vice, comme la robe de Déjanire, s’est-il si profondément incorporé à mes fibres, que je ne puisse plus répondre de ma langue, et que l’air qui sort de mes lèvres se fasse ruffian malgré moi ? »  Alfred de Musset, Lorenzaccio, IV, 5

2bis Corinne Hubner-Bayle, Gérard de Nerval: la marche à l’étoile, 2001 – lire la judicieuse interprétation suivante : Christian Chelebourg, Poétiques à l’épreuve. Balzac, Nerval, Hugo, in Romantisme, Volume 29, Numéro 105, pp. 57-70, 1999. – Le jeu de mot cigne allemand serait de l’illusionniste Robert Houdin sur qui Nerval aurait écrit, sous pseudonyme, le texte suivant : C. de Chatouville, Robert Houdin, Musée des familles: Lectures du soir, Volume 20 – On a écrit beaucoup de chose sur l’oiseau en cage… ne se pourrait-il pas qu’il s’agisse d’une référence à un tour du célèbre prestidigitateur ? Je suis l’autre parce que, entre moi, le dagerréotype et la gravure, un escamotage a nécessairement eu lieu – l’étoile…

3 Gérard de Nerval, de son vrai nom Gérard Labrunie (1808-1855), aurait emprunté son nom de plume à celui d’un « clos familiale » ? [« Bois voisin de la forêt d'Ermenonville d'où l'un des plus aimables écrivains du Valois, Gérard Labrunie, dit de Nerval, avait pris son nom littéraire. » ]… pourtant l’adjectif nerval, aujourd’hui disparu des dictionnaires, possède une définition qui n’est pas sans intérêt : « nerval, e, aux adj. (du lat. nervus, nerf). Qui a rapport, qui appartient aux nerfs. » Larousse Universel en 2 volumes, 1923 – il existe aussi un Baume Nerval dont on disait qu’il était propre à fortifier les nerfs… – Gérard n’a pas utilisé son vrai nom pour ne pas porter atteinte à son père, Etienne Labrunie, médecin… Etienne Labrunie est l’auteur d’une « Dissertation sur les dangers de la privation et de l’abus des plaisirs vénériens chez les femmes » (impr. Didot jeune, 1805)… il serait sans doute intéressant de lire cette étude qui n’est jamais mentionnée dans les biographies de Nerval

4 « Comme Henri Beyle, mais sans aucune ironie, Gérard de Nerval semblait prendre plaisir à s’absenter de lui-même, à disparaître de son œuvre, à dérouter le lecteur. Que d’efforts il a faits pour rester inconnu ! Fritz, Aloysius Block, lui ont servi tour à tour de masque, et il les a rejetés tous deux lorsque le secret du déguisement a été pénétré; il lui a pourtant fallu accepter la réputation qu’il fuyait; dissimuler plus longtemps eût été de l’affectation.»  (Théophile Gautier, Notices Romantiques, in Le Moniteur, février 1854)

5 « mon rôle s’est identifié à moi-même » et « l’on arrive pour ainsi dire à s’incarner dans le héros de son imagination », écrit Nerval. Identification et incarnation sur lesquels il ne faut pas se tromper de sens : je remarque en effet que ce n’est pas Nerval qui s’identifie à son rôle, mais, mouvement inverse, c’est ce rôle qui, activement, selon une volonté qui lui est propre, s’identifie à lui ! Il n’incarne pas le héros de son imagination, comme un acteur incarne son personnage : c’est au contraire ce héros et cette imagination qui donne corps à Nerval ! Je ne crois pas que cette inversion soit insignifiante.

5bis « Hé bien, comprenez-vous que l’entraînement d’un récit puisse produire un effet semblable ; que l’on arrive pour ainsi dire à s’incarner dans le héros de son imagination, si bien que sa vie devienne la vôtre et qu’on brûle des flammes factice de ses ambitions et de ses amours ! C’est pourtant ce qui m’est arrivé en entreprenant l’histoire d’un personnage qui a figuré, je crois bien, vers l’époque de Louis XV, sous le pseudonyme de Brisacier. » Gérard de Nerval, À Alexandre Dumas, préface des Filles du feu, 1854 - Il serait intéressant de faire la généalogie de ce personnage dont Nerval a totalement occulté l’origine : « Où ai-je lu la biographie fatale de cet aventurier? J’ai retrouvé celle de l’abbé de Bucquoy; mais je me sens bien incapable de renouer la moindre preuve historique à l’existence de cet illustre inconnu ! » J’ai lu, sans pour autant l’avoir vérifié, que Brisacier serait un personnage réel – fils naturel présumé de Jean Sobieski, Roi de Pologne – qui est cité, et c’est là où la chose est significative, dans les Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV, ouvrage posthume (1727) de l’Abbé de Choisy ! François Timoléon de Choisy (1644 -1724) qui fut élevé au côté de Monsieur, frère de Louis XIV, et, comme celui-ci, sciemment féminisé, écrivit ses aventures amoureuses, publiées en 1862 par le Marquis d’Argenson, son petit-neveu, sous le titre des Mémoires de l’Abbé de Choisy habillé en Femme. Même si le Marquis d’Argenson s’en défend – « On croira cette histoire tout à fait invraisemblable. Je puis pourtant certifier qu’elle est très véritable. » – je ne serais pas étonné d’apprendre qu’elle est apocryphe.

6 « Hé quoi! Ce fut là ce Néron, tant célébré de Rome? ce beau lutteur, ce danseur, ce poète ardent, dont la seule envie était de plaire à tous? Voilà donc ce que l’histoire en a fait, et ce que les poètes en ont rêvé d’après l’histoire! Oh! donnez-moi ses fureurs à rendre, mais son pouvoir, je craindrais de l’accepter. Néron! je t’ai compris, hélas! non pas d’après Racine, mais d’après mon coeur déchiré quand j’osais emprunter ton nom! Oui, tu fus un dieu, toi qui voulais brûler Rome, et qui en avais le droit, peut-être, puisque Rome t’avait insulté!… » Nerval,

7 Gérard de Nerval, Le Roman tragique, in L’Artiste, 10 mars 1844 ; Œuvre Complète, I, p.705, Pléïades, 1989 –

8 « Néron (Lucius Domitius Nero Claudius), empereur romain de 54 à 68, fils de Domitius Ahenobarbus et d’Agrippine. Il fut élevé par un brave soldat, Burrhus, et par le philosophe Sénèque, et parut d’abord profiter des leçons de ses maitres. Adopté par l’empereur Claude, il lui succéda, et régna d’abord avec douceur. Mais bientôt il fit mourir Britannicus, craignant de se voir supplanter par lui , puis Agrippine, sa mère, Octavie, sa femme, tua d’un coup de pied sa concubine Poppée et se déhonora par ses cruautés et le cynisme de ses mœurs, montant sur le théâtre comme un histrion. Il n’est nullement prouvé que Néron soit l’auteur de l’incendie de Rome (64) : mais quand la ville brûla on le vit, la lyre à la main, entonner un hymne sur l’incendie de Troie. Il réprima avec la dernière rigueur la conspiration de Pison, fit périr dans le cirque de nombreux chrétiens ; d’autres, enduits de poix, servirent de torches pour éclairer ses jardins. Devant la révolte de Vindex et de Galba, il fut chassé de Rome, et, sur le point d’être saisi, se fit donner la mort par un affranchi nommé Epaphrodite. « Quel artiste le monde va perdre ! », s’écria-t-il au moment de périr. » Larousse Universel en 2 volumes, 1923

9 « En même temps, le Diorama voisin (l’ancien) s’abîmait dans les flammes. Je l’ai vu flamber et crouler en dix minutes, et j’ai rédigé la réclame qui apprenait cette nouvelle à tout Paris ; cela commençait ainsi : « Un nouveau sinistre vient d’affliger la capitale… » Le feu s’était vengé ainsi de ce pauvre Daguerre, qui pendant ce temps lui dérobait ses secrets et faisait travaller les rayons du soleil à des planches en manière noire. » Gérard de Nerval, in L’Artiste, 3 mai 1844, ; Œuvre Complète, I, p.791, Pléïades, 1989 – c’est en effet au même moment que Jacques Louis Mandé Daguerre (Historique et description du daguerréotype et du diorama ) met au point son daguerréotype qui sera présenté devant la Chambre des Représentant par François Arago le (révélé le 19 août 1839 à l’Institut de France) - Lorsque son Diorama prend feu, Daguerre est en visite chez Morse qui lui fait une démonstration de sa prodigieuse invention ! - Nicéphore Niépce – - Hippolyte Bayard (1801-1887) organise, le 24 juin 1839, rue des Jeûneurs à Paris, la première exposition photographique au monde. -

10 « La photographie est bien réellement la fille de ce grand XIXe siècle qui a créé la chimie et qui a plus résolu de questions que les siècles passés n’en avaient posé. Si la mythologie régnait encore, on aurait divinisé ce Prométhée qui dérobe la lumière du soleil et qui la fait travailler comme une esclave soumise : au Moyen Âge, on l’eût brûlé comme sorcier. Mais la mythologie ne règne plus, et le Moyen Âge est passé, en France du moins. » Philippe Burty, Exposition de la Société française de la photographie, 1859

11 Le suisse Rodolphe Töpffer (1799-1846), connu pour être le précurseur de la bande dessinée, a écrit et illustré un Essai de physiognomonie … je n’ai pas trouvé la citation en question , il semblerait qu’elle ne soit pas exacte : Töpffer fait bien la distinction entre l’identité (celle que donne un miroir) et la ressemblance (en quoi consiste l’art) mais il précise que, contrairement au miroir, la plaque daguerrienne « ne donnent pas l’identité complète » mais « donne l’identité moins les couleurs ». Néanmoins, la distinction reste valable. Mélanges par Rodolphe Töpffer, De la Plaque daguerre, à propos des excursions daguerriennes, Joël Cherbuliez, éditeur, 1852.

12 Gérard de Nerval, Les nuits d’octobre, VIII

13cf. l’aliéniste Jean-Pierre Falret (1794-1870) – Dictionnaire des études médicales l’article «Délire» (1839) ???

14 « La photographie, c’est le photographe. Depuis que nous avons admiré les merveilleux portraits saisis à un éclat de soleil par Adam Salomon, le statuaire du sentiment, qui se délasse à peindre, nous ne disons plus c’est un métier; c’est un art ; c’est mieux qu’un art, c’est un phénomène solaire où l’artiste collabore avec le soleil ! » Lamartine, Cours Familier de Littérature, Tome Septième, Entretien XXXVII, XXV ; note 1 p. 4 3 – Paris, 1859.

14bis « Un de mes oncles qui eut la plus grande influence sur ma première éducation s’occupait, pour se distraire, d’antiquités romaines et celtiques. Il trouvait parfois dans son champ ou aux environs des images de dieux et d’empereurs que son admiration de savant me faisait vénérer, et dont ses livres m’apprenaient l’histoire. Un certain Mars en bronze doré, une Pallas ou Vénus armée, un Neptune et une Amphitrite sculptés au-dessus de la fontaine du hameau, et surtout la bonne grosse figure barbue d’un dieu Pan souriant à l’entrée d’une grotte, parmi les festons de l’aristoloche et du lierre, étaient les dieux domestiques et protecteurs de cette retraite. J’avoue qu’ils m’inspiraient alors plus de vénération que les pauvres images chrétiennes de l’église et les deux saints informes du portail, que certains savants du pays prétendaient être TEsus et le Cernunnos des Gaulois. Embarrassé au milieu de ces divers symboles, je demandai un jour à mon oncle ce que c’était que Dieu. « Dieu, c’est le soleil, me dit-il. » C’était la pensée intime d’un honnête homme qui avait vécu en chrétien toute sa vie, mais qui avait traversé la révolution, et qui était d’une contrée où plusieurs avaient la même idée de la Divinité. » Nerval, Aurélia, ou le rêve et la vie, seconde partie, II, in Revue de Paris, Tome XXIV, p.484, 1855 – Cet état d’esprit semble assez répandu (du moins le répète-t-on souvent) dans le milieu agricole et terrien : « Je n’exagère point ; il y a aujourd’hui, en général, dans chaque localité, comme terme moyen,un dixième des hommes qui ne croient plus en Dieu et font gloire de cette terrible incrédulité. La moitié des neuf dixièmes restants et un grand nombre de femmes ne croient plus à l’immortalité de l’âme et ne s’en cachent pas. Qu’on me permette de donner ici une idée du langage des uns et des autres; les uns vous disent : Moi, je ne connais que celui qui nous éclaire. Dieu, c’est le soleil, il n’y en a pas d’autre. N’est-ce pas le soleil qui fait la pluie et le beau temps , qui fait venir et pousser tous les biens de la terre ? S’il y a un Dieu, comme on le dit, qu’il se montre et qu’on le voie. » J. Bonnetat, De l’état et des besoins religieux et moraux des populations en France, p.9, 1845.

15 L’hallucination a été défini en 1817 par E. Esquirol (1772-1840) en ces termes : « Un homme qui a la conviction intime d’une sensation actuellement perçue, alors que nul objet extérieur propre à exciter cette sensation n’est à portée de ses sens, est dans un état d’hallucination.» – « L’homme en démence est privé des biens dont il jouissait autrefois. C’est un riche devenu pauvre; l’idiot a toujours été dans l’infortune et la misère. L’état de l’homme en démence peut varier, celui de l’idiot est toujours le même. » – Esquirol vient de faire voter la fameuse loi du 30 juin 1838 qui régit encore aujourd’hui l’internement – « perception sans objet » ? B. Ball (1853)

16 « j’avais alors l’idée que j’étais devenu très grand »

17 « La seule différence pour moi de la veille au sommeil était que, dans la première, tout se transfigurait à mes yeux ; chaque personne qui m’approchait semblait changée, les objets matériels avaient comme une pénombre qui en modifiait la forme, et les jeux de la lumière, les combinaisons des couleurs se décomposaient, de manière à m’entretenir dans une série constante d’impressions qui se liaient entre elles, et dont le rêve, plus dégagé des éléments extérieurs, continuait la probabilité. » Aurélia, I , III

18 « Cette idée me devint aussitôt sensible, et, comme si les murs de la salle se fussent ouverts sur des perspectives infinies, il me semblait voir une chaîne non interrompue d’hommes et de femmes en qui j’étais et qui étaient moi-même ; les costumes de tous les peuples, les images de tous les pays apparaissaient distinctement à la fois, comme si mes facultés d’attention s’étaient multipliées sans se confondre, par un phénomène d’espace analogue à celui du temps qui concentre un siècle d’action dans une minute de rêve. Mon étonnement s’accrut en voyant que cette immense énumération se composait seulement des personnes qui se trouvaient dans la salle et dont j’avais vu les images se diviser et se combiner en mille aspects fugitifs. » I, IV

19 «Un soir, je crus avec certitude être transporté sur les bords du Rhin. » IV – « [...]  je m’étais cru transporté dans une planète obscure où se débattaient les premiers germes de la création. » VII

20 « Il me semblait que mes pieds s’enfonçaient dans les couches successives des édifices de différents âges. Ces fantômes de constructions en découvraient toujours d’autres où se distinguait le goût particulier de chaque siècle, et cela me représentait l’aspect des fouilles que l’on fait dans les cités antiques, si ce n’est que c’était aéré, vivant, traversé des mille jeux de la lumière. » V

21bis Julien Joseph Virey, L’art de perfectionner l’homme, 1809 – Une autre phrase de Virey résonne singulièrement avec ce dont nous parlons : « Telle est la vie humaine que le naturaliste doit contempler dans sa grandeur, dans tous ses prodiges. Ce n’est plus le corps seul, cette masse qui frappe nos sens, qu’il suffit de connaître désormais ; bien d’autres éléments fermentent dans le cerveau, sorte de panorama de l’univers, et dans ce cœur , ardent foyer de toutes les passions. Il faut élargir notre sphère avec les sciences qui s’étendent, qui rendent l’homme maître sur tous les points du globe où peut frapper l’épée. Nous sommes plus que jamais membres correspondants d’un corps immense, dont toutes les fibres, pour ainsi parler, palpitent long-temps encore après qu’on en a fait vibrer une seule. » Histoire naturelle du genre humain, 1824 – « Julien-Joseph Virey (1775-1846) fut pharmacien chef de l’Hôpital militaire du Val-de-Grâce (1804-1813) Il est connu comme pharmacien novateur, naturaliste, anthropologiste et philosophe de la nature. »

21 « une sorte de communication s’établit entre nous ; car je ne puis dire que j’entendisse sa voix ; seulement, à mesure que ma pensée se portait sur un point, l’explication m’en devenait claire aussitôt, et les images se précisaient devant mes yeux comme des peintures animées. » IV

22 « Cette pensée me conduisit à celle qu’il y avait une vaste conspiration de tous les êtres animés pour rétablir le monde dans son harmonie première, et que les communications avaient lieu par le magnétisme des astres, qu’une chaîne non interrompue liait autour de la terre les intelligences dévouées à cette communication générale, et que les chants, les danses, les regards, aimantés de proche en proche, traduisaient la même aspiration. »

23 « Comment, me disais-je, ai-je pu exister si longtemps hors de la nature et sans m’identifier à elle ? Tout vit, tout agit, tout se correspond ; les rayons magnétiques émanés de moi-même ou des autres traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses créées ; c’est un réseau transparent qui couvre le monde, et dont les fils déliés se communiquent de proche en proche aux planètes et aux étoiles. Captif en ce moment sur la terre, je m’entretiens avec le chœur des astres, qui prend part à mes joies et à mes douleurs ! » 

24 « On comprend mieux ainsi la mobilisation des disciples de Saint-Simon, Enfantin, Lainé, Clapeyron, Flachat et surtout Chevalier pour la promotion des réseaux : réseaux bancaires et financiers, routes, canaux, lignes maritimes, chemins de fer. Le réseau n’est plus ici seulement un concept opératoire, il est le vecteur d’une philosophie et même d’une mystique de la communication généralisée. » (Gabriel Dupuy, Réseau (Philosophie de l’organisation), Encyclopædia Universalis) – Michel Chevalier (1806-1879) : projet de tunnel sous la Manche, de canal de Panama – Barthélémy Prosper Enfantin (1796-1864) : Père suprême du collège saint-simonien, projet du canal de Suez (1833-1837), directeur de la Compagnie de la ligne de Lyon en 1845 – …

25 « Cependant, nous devons le dire, il y eut une époque où Gérard de Nerval se rapprocha quelque peu des Phalanstériens. Toutes les natures mystiques allaient volontiers de ce côté-là [...] » Eugène de Mirecourt, Gérard de Nerval, 1854, p.89 – « Et pourtant, les indices sont déjà là qui nous permettraient d’examiner de plus près les rapports du poète avec la doctrine fouriériste et ceux qui la professaient. Néanmoins, pour des raisons complexes relevant à la fois de la critique nervalienne et de l’histoire du fouriérisme, l’on continue de minimiser l’importance de certains détails biographiques qui, réunis, forment un ensemble cohérent. » Jean Fornasiero, « La Treizième revient », la passion « grandiose et pivotale » de Fourier dans Les Chimères de Gérard de Nerval, 1996 / n° 7

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